Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/325

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aisé a de la liberté sans arrogance ; ses manières sont vives sans étourderie ; sa sensibilité rend son regard plus doux, sa physionomie plus touchante : la jeune personne le voyant pleurer est près de mêler ses larmes aux siennes. Dans un si beau prétexte, une honte secrète la retient : elle se reproche déjà les pleurs prêts à s’échapper de ses yeux, comme s’il étoit mal d’en verser pour sa famille.

La mère, qui dès le commencement du souper n’a cessé de veiller sur elle, voit sa contrainte, & l’en délivre en l’envoyant faire une commission. Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise, que son désordre est visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur : Sophie, remettez-vous ; ne cesserez-vous point de pleurer les malheurs de vos parents. Vous qui les en consolez, n’y soyez pas plus sensible qu’eux-mêmes.

À ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Emile. Frappé d’un nom si cher, il se réveille en sursaut, & jette un regard avide sur celle qui l’ose porter. Sophie, ô Sophie ! est-ce vous que mon cœur cherche ? est-ce vous que mon cœur aime ? Il l’observe, il la contemple avec une sorte de crainte & de défiance. Il ne voit pas exactement la figure qu’il s’étoit peinte ; il ne sait si celle qu’il voit vaut mieux ou moins. Il étudie chaque trait, il épie chaque mouvement, chaque geste ; il trouve à tout mille interprétations confuses ; il donneroit la moitié de sa vie pour qu’elle voulût dire un seul mot. Il me regarde, inquiet & troublé ; ses yeux me font à la fois cent questions, cent reproches. Il semble me dire à chaque regard ; guidez-moi, tandis