Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/77

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vole et enclin à la volupté ; personne n’avait deviné le tyran. Les vices de Néron étaient encore cachés, abditis adhuc vitiis[1]. Voilà ce que le génie de Racine a fait ressortir d’une manière aussi vraie qu’admirable.

Diderot et ceux qui partagent son avis veulent que Sénèque ait été plus clairvoyant que tout autre, et qu’en composant le traité de la Clémence, antérieur de quelques mois à la mort de Britannicus, il ait entrevu l’effroyable avenir dont le monde était menacé.

Mais n’est-ce pas là une supposition gratuite ? Diderot ne s’appuie que sur un seul raisonnement : Ce n’est qu’à un tigre, dit-il, qu’on dit ; ne soyez pas un tigre.

Où donc Sénèque parle-t-il à Néron comme à un tigre ? C’est, selon Diderot, dans le chapitre XXIV du livre I. J’ai lu et relu ce chapitre, et j’avoue qu’il est loin d’avoir produit sur moi la même impression que sur Diderot. Sénèque y parle de la cruauté des tyrans, qui renoncent à la nature humaine pour devenir des bêtes féroces. Mais cette idée ne rentrait-elle pas dans son sujet ? En traitant de la clémence, n’est-il pas naturel de flétrir la tyrannie ? Comment, de ce que Sénèque exprime l’horreur que lui inspirent les tyrans, se croit-on en droit de conclure qu’il considère le prince à qui il dédie son livre comme prêt à devenir un tyran ? Le chapitre XXV est lié au chapitre XXIV ; il commence ainsi : Quid enim interest, etc. ; on voit qu’il y a là un enchaînement d’idées. Ce chapitre XXV contient une diatribe violente contre la cruauté d’Alexandre. N’est-il pas clair que c’est Alexandre que Sénèque avait en vue, lorsqu’il parlait, dans le chapitre précédent, des tyrans qui deviennent des bêtes féroces ? Et il ne faut pas croire que les reproches adressés à Alexandre soient ici une allusion ; car c’est un texte qui revient perpétuellement dans les ouvrages de Sénèque. Par exemple, dans le traité de la Colère, l’auteur s’élève deux fois avec véhémence contre les emportemens et les actions sanguinaires d’Alexandre[2]. Le chapitre XXIV ne fournit donc ni preuves ni indice que Sénèque eût découvert les sinistres penchans de Néron.

  1. Tacite , Annales, liv. XIII, ch. I.
  2. Liv. III, ch. 17 et ch. 22.