Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/79

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public. Il y a tant de dispositions, chez les maîtres, à voir leurs élèves avec la complaisance d’un auteur pour son ouvrage, et chez les philosophes à croire à l’empire de leurs préceptes ! L’histoire vient à l’appui de ce raisonnement ; elle nous montre Sénèque conseillant encore Néron et essayant de le diriger à une époque où Rome avait déjà désespéré de son empereur.

A tout ce qui précède on opposera peut-être un passage de Suétone qui semble, au premier coup-d’œil, établir que, même avant l’avènement de Néron, Sénèque n’était que trop convaincu de ses inclinations funestes. Au moment où l’éducation de Néron fut confiée à Sénèque, celui-ci, dit Suétone, rêva qu’il était précepteur de Caligula. Néron se hâta de justifier ce songe, en donnant, aussitôt qu’il le put, des preuves de l’atrocité de son caractère : en effet, pour se venger de Britannicus, qui, postérieurement à son adoption, l’avait, selon son habitude, appelé Ænobarbus (c’était le surnom de celle des branches de la famille Domitius, dont Néron était issu), il essaya de le faire passer dans l’esprit de Claude pour un enfant supposé. En outre, il accabla par son témoignage sa tante Lepida, pour complaire à sa mère, qui voulait la faire condamner[1].

On ne me demandera pas, j’imagine, de répondre à l’argument du songe. Quant à la conduite de Néron envers Britannicus et Lepida, elle dut produire peu d’impression sur l’esprit de Sénèque, parce qu’il était naturel de l’attribuer à l’empire qu’Agrippine exerçait sur son fils. Suétone le reconnaît, relativement au second fait ; et quant au premier, il suffit de rapprocher le récit de cet auteur de celui de Tacite[2] pour voir qu’Agrippine se plaignit personnellement à Claude du nom que Britannicus continuait de donner à Néron ; d’où il faut conclure que, si, de son côté, Néron en parla à l’empereur, il le fit à l’instigation de sa mère. Ces évènemens n’étaient donc pas de nature à éclairer Sénèque sur le caractère de Néron, mais seulement à lui démontrer la nécessité de combattre l’influence d’Agrippine. C’est aussi ce qu’il fit dans la suite et souvent avec beaucoup d’ardeur.

On demandera peut-être comment, dans le système que je viens d’opposer à celui de Diderot, Sénèque peut se trouver amené à

  1. Suétone, Néron, ch. VIII.
  2. Annales, liv. XII, ch. 41.