Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/368

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ils désirent la mort par cela même qu’ils la craignent. Et cette autre preuve de longue vie, tu ne l’admettras pas non plus : « Souvent la journée leur semble trop longue ; attendent-ils le moment fixé pour un festin, ils se plaignent des heures trop lentes à passer. » Oui, quand leurs occupations les quittent, abandonnés à leur loisir ils se consument ; ils ne savent ni qu’en faire, ni s’en débarrasser. Ils aspirent donc à une occupation quelconque ; et dans l’intervalle toutes les heures leur pèsent. Cela est si vrai, que si le jour a été affiché pour un combat de gladiateurs, ou si la date de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir les jours intermédiaires. Dès qu’ils attendent, tout délai est trop long. Mais cet instant dont ils sont amoureux, bref et rapide qu’il est, leur folie l’abrége bien plus encore 27 ; d’une époque déjà en avant d’eux ils se rejettent toujours plus avant et ne peuvent se fixer dans un même désir. Ce n’est pas que les journées leur soient longues, c’est qu’ils les voient comme obstacles. Que les nuits au contraire leur semblent courtes, passées dans les bras des prostituées ou dans les orgies ! De là encore le délire des poëtes, dont les fictions nourrissent les égarements des hommes, et qui ont imaginé que Jupiter, dans l’ivresse d’une jouissance amoureuse, avait doublé la durée de la nuit. N’est-ce pas vraiment enflammer nos vices que d’alléguer en leur faveur l’autorité des dieux, que de fournir à la passion, par d’augustes 28 exemples, l’excuse de ses déportements ? Pourraient-ils, ces voluptueux, ne pas trouver courtes des nuits qu’ils achètent si cher ? Ils perdent le jour à désirer la nuit, et la nuit à craindre le retour de la lumière. Leurs plaisirs mêmes sont inquiets, troublés de mille alarmes, et au fort de leur joie vient les assaillir cette désolante pensée : « Combien cela durera-t-il 29 ? » Fatale réflexion, qui a fait gémir des rois sur leur puissance ; et le rang suprême leur a offert moins de charmes que la certitude de le perdre un jour ne leur a donné d’épouvante. Alors qu’il déployait son armée dans des plaines immenses, sans la compter qu’en mesurant le terrain qu’elle couvrait, le roi de Perse, le superbe Xerxès se prit à pleurer en songeant qu’au bout de cent années, de tant de milliers d’hommes à la fleur de l’âge, pas un ne survivrait 30. Et ces mêmes hommes, il va, lui qui les pleure, hâter pour eux l’heure mortelle, il va les perdre sur terre, sur mer, dans les combats, dans les retraites, et dévorer en peu d’instants ces existences pour lesquelles il appréhende la centième année.