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LIVRE VI.

ce qu’il décroisse. Il peut se faire qu’un fort courant d’eau mine quelque canton et en emporte quelque brèche, dont l’éboulement fasse trembler les couches supérieures. Enfin, c’est être trop esclave de ses yeux et ne point porter au delà sa pensée, que de ne pas admettre qu’il y ait dans les profondeurs de la terre toute une mer immense. Je ne vois point quel obstacle empêcherait que ces cavités n’eussent aussi leurs rivages, leurs secrets canaux qu’alimente une mer aussi spacieuse que les nôtres, plus spacieuse peut-être, la surface du sol devant laisser leur part à tant d’êtres vivants ; au lieu que l’intérieur, dépourvu d’habitants, laisse aux eaux une place plus libre. Pourquoi n’auraient-elles pas leurs fluctuations et ne seraient-elles pas agitées par les vents qu’engendre tout vide souterrain et toute espèce d’air ? Il se peut donc qu’une tempête plus forte que de coutume ébranle et soulève violemment quelque partie du sol. N’a-t-on pas vu souvent, assaillis tout à coup par la mer, des lieux très-peu voisins de ses rivages, et des villas, qui la regardaient de loin, submergées par les flots (qu’auparavant on y entendait à peine ? La mer souterraine peut de même croître et décroître[1], et jamais sans qu’il y ait contre-coup au-dessus d’elle.

VIII. Je ne crois pas que tu hésites longtemps à admettre des fleuves souterrains et une mer invisible : car d’où s’élancent les eaux qui montent jusqu’à nous, sinon de ces réservoirs intérieurs ? Eh ! quand tu vois le Tigre, interrompu au milieu : de sa course, se dessécher et disparaître non tout entier, mais peu à peu, par déperditions insensibles qui enfin le réduisent à rien, où penses-tu qu’il aille, sinon dans les profondeurs de la terre, lorsque d’ailleurs il va en ressortir à tes yeux tout aussi fort qu’auparavant ? Et quand tu vois l’Alphée,tant célébré par les poëtes, se perdre en Achaïe, puis traversant la mer, reparaître en Sicile et nous donner la riante fontaine Aréthuse ? Ignores-tu que dans les systèmes qui rendent raison du débordement du Nil en été, il en est un qui le fait venir de la terre même, et qui attribue la crue du fleuve non aux eaux du ciel, mais aux eaux intérieures ? Deux centurions que l’empereur Néron, passionné pour toutes les belles choses et surtout pour la vérité[2] , avait envoyés à la recherche des sources du Nil, racontaient devant moi qu’ayant parcouru une longue route,

  1. Je lis avec deux Mss. : accedere ac recedere… ce qui concorde avec quorum neutrum fit. Lemaire ; accedere.
  2. Voir chap. iv et la note 6