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SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.


Comtat d’Avignon, il fut chargé de la dure commission de poursuivre les religionnaires dans les Cévennes. La révocation de l’édit de Nantes portait ses tristes fruits. M. de Grignan put se souvenir alors que le nom d’un de ses ancêtres, qui gouvernait aussi la Provence, avait été mêlé aux affreux massacres de Cabrières et de Mérindol. Il lui fallut, avec de terribles fatigues, donner la chasse, dans les montagnes du Dauphiné, et à travers les précipices, à de pauvres gens qui sortaient de leurs trous pour prier Dieu, et, dès qu’ils voyaient ses soldats, disparaissaient comme des fantômes. Madame de Sévigné songeait plus à plaindre son gendre, dont la périlleuse expédition la faisait frémir, que ces malheureux traqués ainsi que des bêtes fauves. Elle les appelait des démons. C’était ainsi que tout le monde parlait alors. Dans presque tous les temps le fanatisme des partis, soit religieux, soit politiques, crée à son usage une langue que les honnêtes gens eux-mêmes parlent trop facilement. Il est visible cependant qu’elle eût mieux aimé qu’on eût donné à M. de Grignan une autre occasion de signaler sa reconnaissance pour les bienfaits dont il venait d’être comblé, et que, malgré le prétexte de religion, elle ne confondait pas la cause du roi avec celle de Dieu. Elle disait très-bien à sa fille : « En vérité le roi est bien servi ; on ne compte guère ni son bien ni sa vie, quand il est question de lui plaire ; si nous étions ainsi pour Dieu, nous serions de grands saints[1]. »

La nécessité de régler beaucoup d’affaires qu’elle avait au Buron, mais surtout de faire des économies, pour payer de petits créanciers en dont elle était étranglée, » et pour racheter des chevaux de carrosse, obligea madame de Sévigné à un nouveau voyage en Bretagne, dans cette année 1689. Elle comptait y faire, cette fois encore, un long séjour : le dernier, disait-elle, que, selon les apparences, elle y ferait, et son pressentiment ne la trompait pas. Comme les nouvelles qu’elle avait de Provence ne lui laissaient pas l’espérance de recevoir, l’hiver suivant, la visite de sa fille, son plan était de ne pas demeurer moins d’une année dans un pays d’où elle pouvait, grâce à la modicité de ses dépenses, envoyer de l’argent à Paris. Elle disait : « Cette retraite des Rochers, c’est mon

  1. Lettre du 9 mars 1689.