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SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.


tout le monde, on crut que sa douleur n’étoit que grimace[1]. »

Madame de Sévigné ne savait pas feindre : dans sa conduite, comme dans ses sentiments, il est impossible de surprendre jamais aucune hypocrisie. Si elle eût, en cette circonstance, joué, une comédie, elle l’aurait en vérité fait durer longtemps ; car deux ans après, dit Tallemant, ayant rencontré dans un bal Soyecour, dont la vue lui rappela le funeste duel, elle pensa s’évanouir. Une autre fois, s’étant trouvée en face du chevalier d’Albret, elle éprouva le même saisissement et perdit connaissance. On a remarqué, il est vrai, dans une lettre de madame de Sévigné, écrite bien des années plus tard, un passage qui peut d’abord sembler démentir ces grands regrets. Elle avait un jour écrit à Bussy qu’elle confondait presque toutes les années, parce qu’il n’y en avait qu’une ou deux dans son imagination qui eussent mérité d’y demeurer. Le malin Bussy lui répondit : « Je voudrois bien savoir quelles sont les deux de vos années qui méritent de demeurer dans votre mémoire. D’une autre que vous je dirois que c’est l’année où vous fûtes mariée et celle où vous devîntes veuve. » Madame de Sévigné, qui, après trente-six ans de veuvage, aurait trouvé de l’affectation à étaler le souvenir d’une ancienne douleur, surtout devant un moqueur tel que Bussy, tourna la difficulté avec sa bonne grâce et sa finesse ordinaires. Pour contenter Bussy, elle consentit (et c’est cette concession qu’on pourrait mal interpréter) à oublier la date de sa naissance, qu’elle trouvait importune, pour mettre à la place celle de son veuvage[2] comme lui rappelant de meilleurs souvenirs. Mais elle s’y prit de manière à faire très-bien comprendre que la seule chose dont elle se félicitait, c’était de pouvoir dater de ce jour de deuil le commencement d’une vie dévouée à ses enfants et à l’accomplissement des plus doux devoirs. Elle ramenait avec adresse à cette pensée d’une satisfaction légitime ce que Bussy avait insinué par méchante plaisanterie, sur l’agréable date de son veuvage. Mais elle ne voulait point dire que la mort de son mari eût été pour elle une joie et une délivrance. Elle ne faisait que glisser délicatement à côté d’une raillerie peu dé-

  1. Histoire amoureuse, tome II des Mémoires, p. 431.
  2. Lettres du 31 mai, du 4 et du 17 juin 1687.