Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/141

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coups de l’amour et de la fortune. Vos lectures sont bonnes ; Pétrarque vous doit divertir avec le commentaire que vous avez ; celui que nous avait fait mademoiselle de Scudéri sur certains sonnets les rendait agréables à lire. Pour Tacite, vous savez comme j’en étais charmée ici pendant nos lectures, et comme je vous interrompais souvent pour vous faire entendre des périodes où je trouvais de l’harmonie : mais si vous en demeurez à la moitié, je vous gronde ; vous ferez tort à la majesté du sujet ; il faut vous dire, comme ce prélat disait à la reine mère : Ceci est histoire ; vous savez le conte. Je ne vous pardonne ce manque de courage que pour les romans que vous n’aimez pas. Nous lisons le Tasse avec plaisir : je m’y trouve habile, par l’habileté des maîtres que j’ai eus. Mon fils fait lire Cléopâtre [1] à la Mousse, et, malgré moi, je l’écoute, et j’y trouve encore quelques amusements. Mon fils s’en va en Lorraine ; son absence nous donnera beaucoup d’ennui. Vous savez comme je suis sur le chagrin de voir partir une compagnie agréable ; vous savez aussi mes transports de joie quand je vois partir une chienne de carrossée qui ma contrainte et ennuyée : c’est ce qui nous faisait décider nettement qu’une méchante compagnie est plus souhaitable qu’une bonne. Je me souviens de toutes ces folies que nous avons dites ici ; et de tout ce que vous y faisiez, et de tout ce que vous y disiez : ce souvenir ne me quitte jamais ; et puis tout d’un coup je pense où vous êtes ; mon imagination ne me présente qu’un grand espace fort éloigné ; votre château m’arrête maintenant les yeux ; les murailles de votre mail me déplaisent. Le nôtre est d’une beauté surprenante, et tout le jeune plant que vous avez vu est délicieux : c’est une jeunesse que je prends plaisir d’élever jusqu’aux nues ; et très-souvent, sans considérer les conséquences ni mes intérêts, je fais jeter de grands arbres à bas, parce qu’ils font ombrage, ou qu’ils incommodent mes jeunes enfants : mon fils regarde cette conduite ; mais je ne lui en laisse pas faire l’application. Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier au parlement de Rennes. Je suis libertine[2] plus que

  1. Roman de la Calprenède.
  2. Libertin, libertine, se prend aujourd’hui dans le sens d’inconduite et de mauvaises mœurs ; il signifiait seulement alors l’indépendance, l’amour de la liberté en toute chose, la répugnance à se soumettre à la règle : c’est dans ce sens que dans le Tartufe Molière fait dire à Orgon :
    Mon frère, ce discours sent le libertinage.