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53. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 28 juin 1671.

Vous me récompensez bien, ma fille, de mes pertes passées ; j’ai reçu deux lettres de vous qui m’ont transportée de joie : ce que je sens en les lisant ne se peut imaginer. Si j’ai contribué de quelque chose à l’agrément de votre style, je croyais ne travailler que pour le plaisir des autres, et non pas pour le mien : mais la Providence, qui a mis tant d’espaces et tant d’absences entre nous, m’en console un peu par les charmes de votre commerce, et encore plus par la satisfaction que vous me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château : vous m’y représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis enchantée. J’avais vu, il y a longtemps, des relations pareilles de la première madame de Grignan[1] ; je ne devinais pas que toutes ces beautés seraient un jour sous l’honneur de vos commandements ; je veux vous remercier d’avoir bien voulu m’en parler en détail. Si votre lettre m’avait ennuyée, outre que j’aurais mauvais goût, il faudrait encore que j’eusse bien peu d’amitié pour vous, et que je fusse bien indifférente pour ce qui vous touche. Défaites-vous de cette haine que vous avez pour les détails ; je vous l’ai déjà dk, et vous le pouvez sentir ; ils sont aussi chers de ceux que nous aimons, qu’ils nous sont ennuyeux des autres ; et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que nous avons pour ceux qui nous en importunent : si cette observation est vraie, jugez de ce que me sont vos relations. En vérité, c’est un grand plaisir que d’être, comme vous êtes, une véritable grande dame : je comprends bien les sentiments de M. de Grignan, en vous voyant admirer son château : une grande insensibilité là-dessus le mettrait dans un chagrin que je m’imagine plus aisément qu’un autre : je prends part à la joie qu’il a de vous voir contente ; il y a des cœurs qui ont tant de sympathie en certaines choses, qu’ils sentent par eux ce que pensent les autres. Vous me parlez trop peu de Vardes et de ce pauvre Corbinelli : n’avez-vous pas été bien aise de parler leur langage ? Comment va la belle passion de Vardes pour la T... [2] ? Dites-moi s’il est bien désolé de la longueur infinie de son exil, ou si la philosophie et un peu de misanthroperie soutiennent son cœur contre les

  1. Angélique-Claire d’Angennes.
  2. M. de Monmerqué croit qu’il s’agissait de mademoiselle de Toiras, fille du marquis de Toiras, gouverneur de Montpellier.