Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/148

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pas faire semblant de les voir : je crois que vous en faites de même. Je m’arrête donc à vous conjurer, si je vous suis un peu chère, d’avoir un soin extrême de votre santé : amusez-vous, ne rêvez point creux, ne faites point de bile, conduisez votre grossesse à bon port ; et après cela, si M. de Grignan vous aime, et qu’il n’ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu’il fera, ou plutôt ce qu’il ne fera point.

Avez-vous la cruauté de ne point achever Tacite ? Laisserez- vous Germanicus au milieu de ses conquêtes ? Si vous lui faites ce tour, mandez-moi l’endroit où vous en êtes demeurée, et je l’achèverai ; c’est tout ce que je puis faire pour votre service. Nous achevons le Tasse avec plaisir, nous y trouvons des beautés qu’on ne voit point quand on n’a qu’une demi-science. Nous avons commencé la morale[1], c’est de la même étoffe que Pascal.

À propos de Pascal, je suis en fantaisie d’admirer l’honnêteté de ces messieurs les postillons, qui sont incessamment sur les chemins pour porter et reporter nos lettres ; enfin, il n’y a jour dans la semaine où ils n’en portent quelqu’une à vous et à moi ; il y en a toujours, et à toutes les heures, par la campagne : les honnêtes gens ! qu’ils sont obligeants ! et que c’est une belle invention que la poste, et un bel effet de la Providence que la cupidité ! J’ai quelquefois envie de leur écrire pour leur témoigner ma reconnaissance ; et je crois que je l’aurais déjà fait, sans que je me souviens de ce chapitre de Pascal, et qu’ils ont peut-être envie de me remercier de ce que j’écris, comme j’ai envie de les remercier de ce qu’ils portent mes lettres : voilà une belle digression.

Je reviens donc à nos lectures : c’est sans préjudice de Cléopâtre, que j’ai gagé d’achever ; vous savez comme je soutiens les gageures. Je songe quelquefois d’où vient la folie que j’ai pour ces sottises-là ; j’ai peine à le comprendre. Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour savoir à quel point je suis blessée des méchants styles ; j’ai quelque lumière pour les bons, et personne n’est plus touché que moi des charmes de l’éloquence. Le style de la Calprenède est maudit en mille endroits ; de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela. J’écrivis l’autre jour à mon fils une lettre de ce style, qui était fort plaisante. Je trouve donc que celui de la Calprenède est détestable, et cependant je ne laisse pas de m’y prendre comme à de la glu : la beauté des sentiments,

  1. Les Essais de morale de M. Nicole.