Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/195

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qu’une tête de bécasse par jour, et que vous mouriez de peur d’être trop grasse ?

On était hier sur votre chapitre chez madame de Coulanges ; et madame Scarron[1] se souvint avec combien d’esprit vous aviez soutenu autrefois une mauvaise cause, à la même place, et sur le même tapis où nous étions : il y avait madame de la Fayette, madame Scarron, Segrais, Caderousse, l’abbé Têtu, Guilleragues, Brancas. Vous n’êtes jamais oubliée, ni tout ce que vous valez : tout est encore vif ; mais quand je pense où vous êtes, quoique vous soyez reine, le moyen de ne pas soupirer ? Nous soupirons encore de la vie qu’on fait ici et à Saint-Germain ; tellement qu’on soupire toujours. Vous savez bien queLauzun, en entrant en prison, dit : In sœcula sœculorum ; et je crois qu’on eût répondu ici en certain endroit, amen, et en d’autres, non. Vraiment, quand il était jaloux de votre voisine, il lui crevait les yeux, il lui marchait sur la main[2] : et que n’a-t-il pas fait à d’autres ? Ah ! quelle folie de faire des péchés de cent dix lieues loin !

Votre enfant est jolie ; elle a un son de voix qui m’entre dans le cœur : elle a de petites manières qui plaisent, je m’en amuse et je i’aime ; mais je n’ai pas encore compris que ce degré puisse jamais vous passer par-dessus la tête. Je vous embrasse de toute la plus vive tendresse de mon cœur.


82. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 13 janvier 1672.

Eh ! mon Dieu, ma fille, que me dites-vous ? Quel plaisir prenezvous à dire du mal de votre personne, de votre esprit ; à rabaisser votre bonne conduite ; à trouver qu’il faut avoir bien de la bonté pour songer à vous ? Quoique assurément vous ne pensiez point tout cela J’en suis blessée, vous me fâchez ; et quoique je ne dusse peut-être pas répondre à des choses que vous dites en badinant, je ne puis m’empêcher de vous en gronder, préférablement à tout ce que j’ai à vous mander. Vous êtes bonne encore quand vous dites

  1. Françoise d’Aubigné, depuis marquise de Maintenon.
  2. Elle était fille du maréchal de Gramont. Un jour à Saint-Cloud, chez Madame, madame de Monaco était assise sur le parquet, à cause de la grande chaleur ; et Lauzun, qui en était amoureux, la soupçonnant d’être favorable au roi, dans un accès de jalousie fit exprès de lui marcher sur la main, sans qu’elle osât se plaindre.