Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/207

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longues, et voilà le hasard que vous courez. Je vis hier sur son lit cette sainte princesse ; elle était défigurée par le martyre qu’on lui avait fait à la bouche : on lui avait rompu deux dents, et brûlé la tête ; c’est-à-dire que si les pauvres patients ne mouraient point de l’apoplexie, ils seraient à plaindre de l’état où on les met. Il y a de belles réflexions à faire sur cette mort, cruelle pour toute autre, mais très-heureuse pour elle qui ne l’a point sentie, et qui était toujours préparée. Brancas en est pénétré.

J’oubliai avant-hier de vous mander que j’avais rencontré Canaples à Notre-Dame, et qu’après mille amitiés pour M. de Grignan, il me dit que le maréchal de Villeroi l’avait assuré que les lettres de M. de Grignan étaient admirées dans le conseil, qu’on les lisait avec plaisir, et que le roi avait dit qu’il n’en avait jamais vu de mieux écrites : je lui promis de vous le mander. Cette dame que je ne vous nommai point dans ma dernière lettre, c’était madame de Louvois. À propos, M. de Louvois est entré et assis au conseil depuis quatre jours, en qualité de ministre. Le roi scellera demain avec six conseillers d’État et quatre maîtres des requêtes ; on ne sait combien cela durera : voilà une belle charge, dont Sa Majesté s’acquittera très-bien. Il me vient des pensées folles sur le chancelier ; mais où puis-je les avoir prises, dans le chagrin où je suis depuis deux ou trois jours ? Cette veille, ce jour, ce lendemain, ce temps de votre départ de l’année passée, tout cela m’a tellement touché le cœur et l’esprit, que j’en avais sans cesse les larmes aux yeux, malgré moi : car rien n’est moins utile que les douleurs d’une chose sur laquelle on n’a plus aucun pouvoir : on se tue, on se dévore hors de propos, aussi bien qu’à faire des souhaits et des châteaux en Espagne : vous êtes trop sage pour les aimer ; et moi, je les aime.


89. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 12 février 1672.

Je ne puis, ma chère fille, qu’être en peine de vous, quand je songe au déplaisir que vous aurez de la mort du pauvre chevalier. Vous l’aviez vu depuis peu ; c’était assez pour l’aimer beaucoup, et pour connaître encore plus toutes les bonnes qualités que Dieu avait mises en lui. Il est vrai que jamais homme n’a été mieux né, et n’a eu des sentiments plus droits et plus souhaitables, avec une très-belle physionomie et une très-grande tendresse pour vous ; tout cela le rendait infiniment aimable, et pour vous et pour tout le monde. Je comprends bien aisément votre douleur, puisque