Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/222

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de la laisser dans l’espérance d’une guérison qui nous l’aurait rendue encore pour quelque temps. Je vous manderai la suite de cette triste et douloureuse maladie.

M. et madame de Chaulnes s’en vont en Bretagne : les gouverneurs n’ont point d’autre place présentement que leur gouvernement. Nous allons voir une rude guerre ; j’en suis dans une inquiétude épouvantable. Votre frère me tient au cœur ; nous sommes très-bien ensemble ; il m’aime, et ne songe qu’à me plaire ; je suis aussi une vraie marâtre pour lui, et ne suis occupée que de ses affaires. J’aurais grand tort si je me plaignais de vous deux : vous êtes, en vérité, trop jolis, chacun en votre espèce. Voilà, ma très-belle, tout ce que vous aurez de moi aujourd’hui. J’avais ce matin un Provençal, un Breton, un Bourguignon, à ma toilette.


95. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 13 avril 1672.

Je vous l’avoue, ma fille, je suis très-fâchée que mes lettres soient perdues ; mais savez-vous de quoi je serais encore plus fâchée ? ce serait de perdre les vôtres : j’ai passé par là, c’est une des plus cruelles choses du monde. Mais, mon enfant, je vous admire ; vous écrivez l’italien comme le cardinal Ottobon[1] et même vous y mêlez de l’espagnol ; manera n’est pas des nôtres ; et pour vos phrases, il me serait impossible d’en faire autant : amusez-vous aussi à le parler, c’est une très-jolie chose ; vous le prononcez bien, vous avez du loisir ; continuez, je serai tout étonnée de vous trouver si habile. Vous m’obéissez pour n’être point grosse, je vous en remercie de tout mon cœur ; ayez le même soin de me plaire pour éviter la petite vérole. Votre soleil me fait peur : comment, les têtes tournent ! on a des apoplexies comme on a des vapeurs ici, et votre tête tourne comme les autres ! Madame de Coulanges espère conserver la sienne à Lyon, et fait des préparatifs pour faire une belle défense contre le gouverneur[2]. Si elle va à Grignan, ce sera pour vous conter ses victoires, et non pas sa défaite : je ne crois pas même que le marquis prenne le personnage d’amant ; il est observé par gens qui ont bon nez, et qui n’entendraient pas raillerie. Il est désolé de ne point aller à la guerre ; je suis très-désolée aussi de ne point partir avec M. et

  1. Ottoboni fut depuis le pape Alexandre VIII.
  2. Le marquis de Villeroi.