Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/228

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fête : j’aurais voulu ce jour-là mettre une coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous deux ce matin, la femme pour le Lude, et le mari pour la guerre : mais quelle guerre ! la plus cruelle, la plus périlleuse dont on ait jamais ouï parler, depuis le passage de Charles VIII en Italie. On l’a dit au roi. L’Yssel est défendu, et bordé de deux cents pièces de canon, de soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d’une large rivière qui est encore au-devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays, nous montra l’autre jour cette carte chez madame de Verneuil ; c’est une chose étonnante. M. le Prince est fort occupé de cette grande affaire. Il lui vint l’autre jour une manière de fou assez plaisant, qui lui dit qu’il savait fort bien faire de la monnaie. « Mon ami, lui dit-il, je te remercie ; mais si tu sais une invention pour nous faire passer l’Yssel sans « être assommés, tu me feras grand plaisir, car je n’en sais point. » Il aura pour lieutenants généraux MM. les maréchaux d’Humières et de Bellefonds. Voici un détail qu’on est bien aise de savoir. Les deux armées se joindront ; le roi commandera à Monsieur ; Monsieur, à M. le Prince ; M. le Prince, à M. de Turenne ; et M. de Turenne aux deux maréchaux, et même à l’armée du maréchal de Créqui. Le roi parla donc à M. de Bellefonds, et lui dit que son intention était qu’il obéît à M. de Turenne, sans conséquence. Le maréchal, sans demander du temps (voilà sa faute), répondit qu’il ne serait pas digue de l’honneur que lui a fait Sa Majesté, s’il se déshonorait par une obéissance sans exemple. Le roi le pria fort bonnement de songer à ce qu’il lui répondait, ajoutant qu’il souhaitait cette preuve de son amitié ; qu’il y allait de sa disgrâce. Le maréchal lui dit qu’il voyait bien qu’il perdait les bonnes grâces de Sa Majesté et sa fortune ; mais qu’il s’y résolvait, plutôt que de perdre son estime ; qu’il ne pouvait obéir à M. de Turenne sans dégrader la dignité où il l’avait élevé. Le roi lui dit : M. le maréchal, il faut donc se séparer. Le maréchal lui fit une profonde révérence, et partit. M. de Louvois, qui ne l’aime point, lui expédia tout aussitôt un ordre d’aller à Tours : il a été rayé de dessus l’état de la maison du roi : il a cinquante mille écus de dettes au delà de son bien ; il est abîmé, mais il est content ; et l’on ne doute pas qu’il n’aille à la Trappe. Il a offert au roi son équipage, qui était fait aux dépens de Sa Majesté, pour en faire ce qu’il lui plairait : on a pris cela comme s’il eût voulu braver le roi ; jamais rien ne fut si innocent : tous ses parents, les Villars, et tout ce qui est