Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/234

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(Lully) avait fait un dernier effort de toute la musique du roi ; ce beau Miserere y était encore augmenté ; il y eut un Libéra où tous les yeux étaient pleins de larmes ; je ne crois point qu’il y ait une autre musique dans le ciel. Il y avait beaucoup de prélats ; j’ai dit a Guitant : Cherchons un peu notre ami Marseille, nous ne l’avons point vu ; je lui ai dit tout bas : Si c’était l’oraison funèbre de quelqu’un qui fût vivant, il n’y manquerait pas[1]. Cette folie a fait rire Guitaut, sans aucun respect pour la pompe funèbre. Ma chère enfant, quelle espèce de lettre est-ce ceci ? Je pense que je suis folle : à quoi peut servir une si grande narration ? Vraiment, j’ai bien satisfait le désir que j’avais de conter.

Le roi est à Charleroi, et y fera un assez long séjour. Il n’y a point encore de fourrages, les équipages portent la famine avec eux : on est assez embarrassé dès le premier pas de cette campagne. Guitant m’a montré votre lettre, et à l’abbé, Envoyez-moi ma mère. Ma fille, que vous êtes aimable ! et que vous justifiez agréablement l’excessive tendresse qu’on voit que j’ai pour vous ! Hélas ! je ne songe qu’à partir, laissez-m’en le soin ; je conduis des yeux toutes choses ; et si ma tante prenait le chemin de languir, en vérité je partirais. Vous seule au monde me pouvez faire résoudre à la quitter dans un si pitoyable état ; nous verrons : je vis au jour la journée, et n’ai pas encore le courage de rien décider ; un jour je pars, le lendemain je n’ose ; enfin vous dites vrai, il y a des choses bien désobligeantes dans la vie. Vous me priez de ne point songer à vous en changeant de maison ; et moi, je vous prie de croire que je ne songe qu’à vous, et que vous m’êtes si extrêmement chère, que vous faites toute l’occupation de mon cœur. J’irai coucher demain dans ce joli appartement où vous serez placée sans me déplacer. Demandez au marquis d’Oppède, il l’a vu ; il dit qu’il s’en va vous trouver. Hélas ! qu’il est heureux ! Adieu, ma belle petite ; vous êtes au bout du monde, vous voyagez ; je crains votre humeur hasardeuse : je ne me fie ni à vous, ni à M. de Grignan. Il est vrai que c’est une chose étrange, comme vous dites, de se trouver à Aix après avoir fait cent lieues, et au Saint-Pilon[2] après avoir grimpé si haut. Il y a quelquefois dans vos let-

  1. Ceci rappelle la naïveté de M. de Puymaurin sur Racine, qui, par son testament, voulut qu’on l’enterrât à Port-Royal : « Il n’aurait jamais fait cela de son vivant, » dit-il.
  2. Le Saint-Pilon est une chapelle en forme de dôme, bâtie au dessus du rocher de la Sainte-Baume.