Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/235

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tres des endroits qui sont très-plaisants, mais il vous échappe des périodes comme dans Tacite ; j’ai trouvé cette comparaison, il n’y a rien de plus vrai. J’embrasse Grignan et le baise à la joue droite, au-dessous de sa touffe ébouriffée[1].


101. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 20 mai 1672.

Je comprends fort bien, ma fille, et l’agrément, et la magnificence, et la dépense de votre voyage ; je l’avais dit à notre abbé comme une chose pesante pour vous : mais ce sont des nécessités. Il faut cependant examiner si l’on veut bien courir le hasard de l’abîme où conduit la grande dépense ; nous en parlerons. Il n’importe guère d’avoir du repos pour soi-même : quand on entre véritablement dans les intérêts des personnes qui nous sont chères, et qu’on sent tous leurs chagrins peut-être plus qu’elles-mêmes, c’est le moyen de n’avoir guère de plaisirs dans la vie, et il faut être bien enragée pour l’aimer autant qu’on fait. Je dis la même chose de la santé ; j’en ai beaucoup, mais à quoi me sert-elle ? à garder ceux qui n’en ont point. La fièvre a repris traîtreusement à madame de la Fayette ; ma tante est bien plus mal que jamais ; elle s’en va tous les jours : que fais-je ? je sors de chez ma tante, et je vais chez cette pauvre Fayette ; et puis je sors de chez la Fayette pour revenir chez ma tante. Ni Livry, ni les promenades, ni ma jolie maison, tout cela ne m’est de rien : il faut pourtant que je coure à Livry un moment, car je n’en puis plus. Voilà comme la Providence partage les chagrins et les maux : après tout, les miens ne sont rien en comparaison de l’état où est ma pauvre tante. Ah ! noble indifférence, où êtes-vous ? Il ne faut que vous pour être heureuse, et sans vous tout est inutile : mais puisqu’il faut souffrir de quelque façon que ce soit, il vaut encore mieux souffrir par là que par les autres endroits. J’ai vu madame de Martel chez elle, et je lui ai dit tout ce que vous pouvez penser ; son mari lui a écrit des ravissements de votre beauté ; il est comblé de vos politesses, il vous loue et vous admire. Sa femme m’était venue chercher pour me montrer cette lettre ; je la trouvai enfin, et je vous acquittai de tout. Rien n’est plus romanesque que vos fêtes sur la mer, et vos festins dans le Royal- Louis, ce vaisseau d’une

  1. Allusion à des bouts-rimés que madame de Grignan avait faits à Livry.