Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/326

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demeure au bout de ce parc. Madame de Tarente me dit : Quoi ! vous savez appeler un chien ? je veux vous en envoyer un le plus joli du monde. Je la remerciai, et lui dis la résolution que j’avais prise de ne me plus engager dans cette sottise : cela se passe, on n’y pense plus ; deux jours après je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de chien, toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit chien tout parfumé, d’une beauté extraordinaire, des oreilles, des soies, une haleine douce, petit comme Sylphide, blondin comme un blondin ; jamais je ne fus plus étonnée, ni plus embarrassée : je voulus le renvoyer, on ne voulut jamais le reporter : la femme de chambre qui l’avait élevé en a pensé mourir de douleur. C’est Marie[1] qu’aime le petit chien ; il couche dans sa maison et dans la chambre de Beaulieu ; il ne mange que du pain ; je ne m’y attache point, mais il commence à m’aimer ; je crains de succomber. Voilà l’histoire que je vous prie de ne point mander à Marphise[2], car je crains ses reproches : au reste, une propreté extraordinaire ; il s’appelle Fidèle ; c’est un nom que les amants de la princesse n’ont jamais mérité de porter ; ils ont été pourtant d’un assez bel air ; je vous conterai quelque jour ses aventures. Il est vrai que son style est tout plein d’évanouissements, et je ne crois pas qu’elle ait eu assez de loisir pour aimer sa fille, au point d’oser se comparer à moi. Il faudrait plus d’un cœur pour aimer tant de choses à la fois ; pour moi, je m’aperçois tous les jours que les gros poissons mangent les petits : si vous êtes mon préservatif, comme vous le dites, je vous suis trop obligée, et je ne puis trop aimer l’amitié que j’ai pour vous : je ne sais de quoi elle m’a gardée ; mais quand ce serait de feu et d’eau, elle ne me serait pas plus chère. Il y a des temps où j’admire qu’on veuille seulement laisser entrevoir qu’on ait été capable d’approcher à neuf cents lieues d’un cap. La bonne princesse en fait toute sa gloire au grand mépris de son miroir, qui lui dit tous les jours qu’avec un tel visage il faut perdre même le souvenir. Elle m’aime beaucoup : on en médirait à Paris ; mais ici c’est une faveur qui méfait honorer de mes paysans. Ses chevaux sont malades ; elle ne peut venir aux Rochers, et je ne l’accoutume point à recevoir de mes visites plus souvent que tous les huit ou dix jours : je lui dis en moi-même, comme M. de Bouillon à sa femme : Si je

  1. Une des femmes de chambre de madame de Sévigné.
  2. Petite chienne que madame de Sévigné avait laissée à Tarir.