Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/395

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

manière si extraordinaire, que les mêmes pensées qui vous ont déterminée à partir m’ont fait consentir à cette douleur, sans oser l’aire autre chose que d’étouffer mes sentiments. C’était un crime pour moi que d’être en peine de votre santé : je vous voyais périr devant mes yeux, et il ne m’était pas permis de répandre une larme ; c’était vous tuer, c’était vous assassiner ; il fallait étouffer : je n’ai jamais vu une sorte de martyre plus cruel ni plus nouveau. Si, au lieu de cette contrainte, qui ne faisait qu’augmenter ma peine, vous eussiez été disposée à vous tenir pour languissante, et que votre amitié pour moi se fût tournée en complaisance, et à me témoigner un véritable désir de suivre les avis des médecins, à vous nourrir, à suivre un régime, à m’avouer que le repos et l’air de Livry vous eussent été bons ; c’est cela qui m’eût véritablement consolée, et non pas d’écraser tous nos sentiments. Ah ! ma fille, nous étions d’une manière sur la fin qu’il fallait faire commenous avons fait. Dieu nous montrait sa volonté par cette conduite : mais il faut tâcher de voir s’il ne veut pas bien que nous nous corrigions, et qu’au lieu du désespoir auquel vous me condamniez par amitié, il ne serait point un peu plus naturel et plus commode de donner à nos cœurs la liberté qu’ils veulent avoir, et sans laquelle il n’est pas possible de vivre en repos. Voilà qui est une fois dit pour toutes, je n’en dirai plus rien : mais faisons nos réflexions chacune de notre côté, afin que, quand il plaira à Dieu que nous nous retrouvions ensemble, nous ne retombions pas dans de pareils inconvénients. C’est une marque du besoin que vous aviez de ne plus vous contraindre, que le soulagement que vous avez trouvé dans la fatigue d’un voyage si long. Il faut des remèdes extraordinaires aux personnes qui le sont ; les médecins n’eussent jamais imaginé celui-là. Dieu veuille qu’il continue d’être bon, et que l’air de Grignan ne lui soit point contraire ! Il fallait que je vous écrivisse tout ceci en une seule fois pour soulager mon cœur, et pour vous dire qu’à la première occasion nous ne nous mettions plus dans le cas qu’on vienne nous faire l’abominable compliment de nous dire, avec toute sorte d’agrément, que, pour être fort bien, il faut ne nous revoir jamais. J’admire la patience qui peut souffrir la cruauté de cette pensée.

Vous m’avez fait venir les larmes aux yeux en me parlant de votre petit[1]. Hélas ! le pauvre enfant ! le moyen de le regarder en

  1. Il s’agissait ici du petit enfant veau à huit mois.