Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

PORTRAIT DE MADAME DE SÉVIGNÉ Mme DE LA FAYETTE, SOUS LE NOM D’UN INCONNU [1].

Tous ceux qui se mêlent de peindre les belles se tuent de les embellir pour leur plaire, et n’oseraient leur dire un seul mot de leurs défauts. Pour moi, Madame, grâce au privilège d’inconnu dont je jouis auprès de vous, je m’en vais vous peindre tout hardiment, et vous dire vos vérités bien à mon aise, sans crainte de m’attirer votre colère. Je suis au désespoir de n’en avoir que d’agréables à vous conter ; car ce me serait un grand plaisir si, après vous avoir reproché mille défauts, je me voyais cet hiver aussi bien reçu de vous que mille gens qui n’ont fait toute leur vie que vous importuner de louanges. Je ne veux point vous en accabler, ni m’amuser à vous dire que votre taille est admirable, que votre teint a une beauté et une fleur qui assurent que vous n’avez que vingt ans ; que votre bouche, vos dents et vos cheveux sont incomparables. Je ne veux point vous dire toutes ces choses, votre miroir vous le dit assez : mais comme vous ne vous amusez pas à lui parler, il ne peut vous dire combien vous êtes aimable quand vous parlez ; et c’est ce que je veux vous apprendre. Sachez donc, Madame, si par hasard vous ne le savez pas, que votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu’il n’y en a point sur la terre d’aussi charmante, lorsque vous êtes animée dans une conversation d’où la contrainte est bannie. Tout ce que vous dites a un tel charme et vous sied si bien, que vos paroles attirent les ris et les grâces autour de vous ; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu’il semble que l’esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux ; et que, quand on vous écoute, on ne voit plus qui ! manque quelque chose à la régularité de vos traits, et l’on vous cède la beauté du monde la plus achevée. Vous pouvez juger que si je vous suis in

  1. Madame de Sévigné dit, dans sa lettre du 1er décembre 1675, que ce portrait fut écrit par madame de la Fayette vers l’année 1659 ; madame de Sévigné avait alors trente-trois ans.