Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/481

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mon souvenir vous gouverne, comme le vôtre me gouvernera ; je ne vous dis point les peines que me causera cet éloignement ; j’y donnerai les meilleurs ordres que je pourrai, et j’éclaircirai, autant qu’il me sera possible, l’entre chien et loup de nos bois : je commence par la Loire et par Nantes, qui n’ont rien de triste. Je crois que mon fils viendra me conduire jusqu’à Orléans. Je suis persuadée des complaisances de M. de Grignan ; il a des endroits d’une noblesse, d’une politesse, et même d’une tendresse extrême ; je vois en lui d’autres choses dont les contre-coups sont difficiles à concevoir ; et comme tout est à facettes, il a aussi des endroits inimitables pour la douceur et l’agrément de la société ; on l’aime, on le gronde, on l’estime, on le blâme, on l’embrasse, on le bat. Adieu, ma très-chère, je vous quitte enfin. Il me semble que vous vous moquez de moi, quand vous craignez que je n’écrive trop ; ma poitrine est à peu près délicate comme celle de Georget[1] : excusez la comparaison, il sort d’ici : mais vous, ma très-belle, je vous conjure de ne point m’écrire. Montgobert, prenez la plume, et ne m’abandonnez pas.


227. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 6 mai 1680.

Vous me dites fort plaisamment qu’il n’y a qu’à laisser faire l’esprit humain, qu’il saura bien trouver ses petites consolations, et que c’est sa fantaisie d’être content. J’espère que le mien n’aura pas moins cette fantaisie que les autres, et que l’air et le temps diminueront Ja douleur que j’ai présentement. Il me semble que je vous ai mandé ce que vous me dites sur la furie de ce nouvel éloignement : on dirait que nous ne sommes pas encore assez loin, et qu’après une mûre délibération, nous y mettons encore cent lieues volontairement. Je vous renvoie quasi votre lettre ; c’est que vous avez si bien tourné ma pensée, que je prends plaisir à la répéter. J’espère au moins que les mers mettront des bornes à nos fureurs, et qu’après avoir bien tiré chacune de notre côté, nous ferons autant de pas pour nous rapprocher que nous en faisons pour être aux deux bouts de la terre. Il est vrai que pour deux personnes qui se cherchent, et qui se souhaitent toujours, je n’ai jamais vu une pareille destinée : qui m’ôterait la vue de la Providence m’ôterait ;

  1. Fameux cordonnier pour femmes.