Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/493

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ser sans paraître, de perdre sans jouer, et de payer sans s’acquitter ; toujours une soif et un besoin d’argent, en paix comme en guerre ; c’est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n’a aucune fantaisie ; mais sa main est un creuset où l’argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l’horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes, tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur ; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n’ont point parlé, comme celui où était Clorinde[1] ? Ce lieu était un luogo d’incanto, s’il en fut jamais : j’en revins donc toute triste ; le souper que me donna le premier président et sa femme ne fut point capable de me réjouir. Il faut que je vous conte ce que c’est que ce premier président ; vous croyez que c’est une barbe sale et un vieux fleuve comme votre Ragusse ; point du tout : c’est un jeune homme de vingt-sept ans, neveu de M. d’Harouïs, un petit de la Vunelaie fort joli, qui a été élevé avec le petit de la Seilleraye[2], que j’ai vu mille fois, sans jamais imaginer que ce pût être un magistrat ; cependant il l’est devenu par son crédit, et, moyennant quarante mille francs, il a acheté toute l’expérience nécessaire pour être à la tête d’une compagnie souveraine, qui est la chambre des comptes de Nantes : il a de plus épousé une fille que je connais fort, que j’ai vue pendant cinq semaines tous les jours aux états de Vitré ; de sorte que ce premier président et cette première présidente sont pour moi un jeune petit garçon que je ne puis respecter, et une jeune petite demoiselle que je ne puis honorer. Ils sont revenus pour moi de la campagne, où ils étaient ; ils ne me quittent point. D’un autre côté, M. de Nointel me vint voir samedi en arrivant de Brest : cette civilité m’obligea d’aller le lendemain chez sa femme ; elle me rendit ma visite dès le soir, et aujourd’hui ils m’ont donné un si magnifique repas en maigre, à cause des Rogations, que le moindre poisson paraissait la signora balena. J’ai été de là dire adieuà mes pauvres sœurs (de Sainte-Marie), que

  1. Voyez le chant XIII de la Jérusalem délivrée, du Tasse
  2. Fils de M. d’Harouïs.