Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/569

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avec le père Gaillard ; elle ne voulait que M. de Grignan ; c’était son cordon bleu ; c’est comme lui qu’elle les veut : tout lui était indifférent, pourvu que le roi, disait-elle, vous eût rendu cette justice. Le chevalier en riait de bon cœur, entendant, à travers cette approbation, l’improbation de quelques autres.


271. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 8 décembre 1688.

Ce petit fripon, après nous avoir mandé qu’il n’arriverait qu’hier mardi, arriva comme un petit étourdi avant-hier, à sept heures du soir, que je n’étais pas revenue de la ville. Son oncle le reçut-, et fut ravi de le voir ; et moi, quand je revins, je le trouvai tout gai, tout joli, qui m’embrassa cinq ou six fois de très-bonne grâce ; il me voulait baiser les mains, je voulais baiser ses joues, cela faisait une contestation : je pris enfin possession de sa tête ; je le baisai à ma fantaisie : je voulus voir sa contusion ; mais comme elle est, ne vous déplaise, à la cuisse gauche, je ne trouvai pas à propos de lui faire mettre chausses bas. Nous causâmes le soir avec ce petit compère ; il adore votre portrait, il voudrait bien voir sa chère maman : mais la qualité de guerrier est si sévère, qu’on n’oserait rien proposer. Je voudrais que vous lui eussiez entendu conter négligemment sa contusion, et la vérité du peu de cas qu’il en fit, et du peu d’émotion qu’il en eut, lorsque dans la tranchée tout en était en peine. Au reste, ma chère enfant, s’il avait retenu vos leçons, et qu’il se fût tenu droit, il était mort : mais, suivant sa bonne coutume, étant assis sur la banquette, il était penché sur le comte de Guiche, avec qui il causait. Vous n’eussiez jamais cru, ma fille, qu’il eût été si bon d’être un peu de travers. Nous causons avec lui sans cesse, nous sommes ravis de le voir, et nous soupirons que vous n’ayez point le même plaisir. M. et madame de Coulanges vinrent le voir le lendemain matin : il leur a rendu leur visite ; il a été chez M. deLamoiguon : il cause, il répond ; enfin, c’est un autre garçon. Je lui ai un peu conté comment il faut parler des cordons bleus : comme il n’est question d’autre chose, il est bon de savoir ce qu’on doit dire, pour ne pas aller donner à travers des décisions naturelles qui sont sur le bord de la langue : il a fort bien entendu tout cela. Je lui ai dit que M. de Lamoignon, accoutumé au caquet du petit Broglio[1], ne s’accommoderait pas d’un silencieux ;

  1. Le fils aîné de Victor-Maurice, comte de Broglio, maréchal de France, tué siège de Charleroi en 1693. Celait le neveu de M. de Lamoignon.