Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/574

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faire un meilleur usage de son loisir : il n’a point abandonné le roi d’Angleterre, pendant que tout le monde le trahissait et l’abandonnait. Enfin, dimanche dernier, 19 de ce mois, le roi, qui avait pris sa résolution, se coucha avec la reine, chassa tous ceux qui le servent encore ; et une heure après se releva, pour ordonner à un valet de chambre de faire entrer un homme qu’il trouverait à la porte de l’antichambre ; c’était M. de Lauzun. Le roi lui dit : « Monsieur, je vous confie la reine et mon fils ; il faut tout hasarder, « et tâcher de les conduire en France. » M. de Lauzun le remercia, comme vous pouvez penser ; mais il voulut mener avec lui un gentilhomme d’Avignon, nommé Saint-Victor, que l’on connaît, qui a beaucoup de courage et de mérite. Ce fut Saint- Victor qui prit dans son manteau le petit prince, qu’on disait être à Portsmouth, et qui était caché dans le palais. M. de Lauzun donna la main à la reine : vous pouvez jeter un regard sur l’adieu qu’elle fit au roi ; et, suivie de ces deux femmes que je vous ai nommées, ils allèrent dans la rue prendre un carrosse de louage. Ils se mirent ensuite dans un petit bateau le long delà rivière, où ils eurent un si gros temps, qu’ils ne savaient où se mettre. Enfin, à l’embouchure de la Tamise, ils entrèrent dans un yacht, M. de Lauzun auprès du patron, en cas que ce fût un traître, pour le jeter dans4a mer. Mais comme le patron ne croyait mener que des gens du commun, comme il en passe fort souvent, il ne songeait qu’à passer tout simplement au milieu de cinquante bâtiments hollandais, qui ne regardaient seulement pas cette petite barque ; et, ainsi protégée du ciel, et à couvert de sa mauvaise mine, elle aborda heureusement à Calais, où M. de Charost reçut la reine avec tout le respect que vous pouvez penser. Le courrier arriva hier à midi au roi, qui conta toutes ces particularités ; et en même temps on donne ordre aux carrosses du roi d’aller au-devant de cette reine, pour l’amener à Vincennes, que l’on fait meubler. On dit que Sa Majesté ira au-devant d’elle. Voilà le premier tome du roman, dont vous aurez incessamment la suite. On vient de nous assurer que, pour achever la beauté de l’aventure, M. de Lauzun, après avoir mis la reine et le prince en sûreté entre les mains de M. de Charost, a voulu retourner en Angleterre avec Saint-Victor, pour courir la triste et cruelle fortune de ce roi : j’admire l’étoile de M. de Lauzun, qui veut encore rendre son nom éclatant, quand il semble qu’il soit tout à fait enterré. Il avait porté vingt mille pistoles au roi d’Angleterre. En