Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/656

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m’écrivant très-peu, quoique nous nous aimions toujours cordialement, je ne lui ai point parlé de vous ; ainsi son tort n’est pas si grand ; je m’en vais lui en écrire sans lui parler d’autre chose : nous verrons si c’est tout de bon que le crime de l’absence soit irrémissible auprès de lui. Je ne le crois pas en me souvenant du goût que je lui ai vu pour vous : je serais quasi dans le même cas à son égard, si j’étais encore longtemps ici ; mais il nous fera voir comme vous, monsieur, que le fond de l’estime et de l’amitié se conserve, et n’est point incompatible avec le silence ; et c’est cette seule vérité qui peut me consoler du vôtre.


316. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE COULANGES[1].

À Grignan, le 29 mars 1696.

Toutes choses cessantes, je pleure et je jette les hauts cris de la mort de Blanchefort, cet aimable garçon, tout parfait, qu’on donnait pour exemple à tous nos jeunes gens. Une réputation toute faite, une valeur reconnue et digne de son nom, une humeur admirable pour lui (car la mauvaise humeur tourmente), bonne pour ses amis, bonne pour sa famille ; sensible à la tendresse de madame sa mère, de madame sa grand’mère[2], les aimant, les honorant, connaissant leur mérite, prenant plaisir à leur faire sentir sa reconnaissance, et à les payer par là de l’excès de leur amitié ; un bon sens avec une jolie figure ; point enivré de sa jeunesse, comme le sont tous les jeunes gens, qui semblent avoir le diable au corps : et cet aimable garçon disparaît en un moment, comme une fleur que le vent emporte, sans guerre, sans occasion, sans mauvais air ! Mon cher cousin, où peut-on trouver des paroles pour dire ce que l’on pense de la douleur de ces deux mères, et pour leur faire entendre ce que nous pensons ici ? Nous ne songeons pas à leur écrire ; mais si dans quelque occasion vous trouvez le moment de nommer ma fille et moi, et MM. de Grignan, voilà nos sentiments sur cette perte irréparable. Madame de Vins a tout perdu, je l’avoue[3] ; mais quand le cœur a choisi entre deux fils, on n’en voit plus qu’un. Je ne saurais parler d’autre chose. Je fais la révérence

  1. Cette lettre est vraisemblablement la dernière que madame de Sévigné ait écrite. Elle mourut le 17 d’avril.
  2. La maréchale de Créqui et madame du Plessis-Bellière.
  3. Madame de Vins avait perdu son fils unique.