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CAUSERIES DU LUNDI

pirations différentes, mais auxquels un vœu égal a présidé, et dont pourtant un si petit nombre surnage, même un seul instant, j’éprouve un sentiment douloureux de voir tant de peines, tant de soins et de temps perdus autour de chaque œuvre si couvée et si caressée, et qui est déjà tombée du sein paternel dans un monde d’indifférence. Le désir et l’espoir me prennent de tirer quelque chose de chacun de ces volumes ; car pour peu qu’il y ait au fond une nature de poëte, si incomplète qu’elle soit, on a chance d’y rencontrer tel accent, telle note, telle particularité d’expression et de sentiment qui ne se retrouvera plus.

Mais, avant de nommer quelques-uns de ceux qui méritent distinction et souvenir, un hommage avant tout aux poètes discrets qui ne publient pas ! Il est aujourd’hui un assez grand nombre de personnes, hommes ou femmes, qui cultivent la poésie sans autre but qu’elle-même, comme on cultive entre soi la musique, le piano ou le chant. La velléité de publier peut quelquefois leur venir, mais l’occasion manque, la modestie l’emporte, l’habitude de se contenir prend le dessus, La poésie, cultivée ainsi en secret et pour elle seule, dans les courts intervalles d’un travail pénible et d’une profession souvent ingrate, tourne au protit de la morale intérieure et devient une délicatesse de l’âme et une vertu.

À la voir au dehors, et telle qu’elle se produit au premier aspect depuis quelques années, la poésie offre beaucoup de hasard, de dispersion et de mélange. Les grandes influences longtemps régnantes de Lamartine et de Victor Hugo ont fait place insensiblement à celle d’Alfred de Musset, ei il est rare de ne pas trouver quelques tons de celui-ci , et non toujours les meilleurs dans les essais de ceux qui débutent : M. Alfred de Musset est la grande excitation du moment. Puis, quand