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LIVRE PREMIER

passe en cette âme ineffable et, rejetant les misères de la circonstance, ne rendait, comme il sied à la musique, que l’orage de l’esprit, qu’aurait-on ? Oh ! non pas la gloire et la jubilation de Thymne de Polyeucte ; le chant en elle n’est pas triomphant ; il est plus étouffé, plus triste, plus frémissant, plus combattu des cris de la terre. Moins éloquent, il pourrait être bien touchant dans sa réalité et son mélange. Polyeucte oublie un peu trop Pauline, il va jusqu’à dire :

Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien !

La jeune Angélique, tout en faisant ce qu’elle croit devoir, n’est pas si dure en paroles et en pensées : elle saigne, elle souffre, et, quand son père au parloir lui redevient père et affectueux de langage, elle s’évanouit.

Ce que je fais là d’étrange en critique littéraire n’est pas si loin de l’esprit de mon sujet. Je tente d’aborder une tragédie sainte de la seule façon peut-être qu’un M. de Saint-Cyran eût aimée ou permise. Je ne profane pas Polyeucte, je le confronte ; je me plais à incliner la majesté de l’art, même de l’art chrétien, devant la plus chétive réalité, mais une réalité où éclata le même sentiment intérieur dans toute sa Grâce.

La sainte véritable, l’héroïne pratique se trouve donc, à l’épreuve, plus humaine et plus naturelle que le saint du théâtre ; Polyeucte passe plus qu’elle les bornes nécessaires. Il est vrai que dans l’admirable scène de Polyeucte et de Pauline, quand celle-ci essaie de l’ébranler, le héros à un moment s’échappe à dire hélas ! sur quoi Pauline se récrie :

… … Que cet hélas a de peine à sortir !
Encor s’il commençait un heureux repentir,
Que, tout forcé qu’il est, j’y trouverais de charmes !
Mais courage ! il s’émeut, je vois couler des larmes.