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PORT-ROYAL.

la dernière fois, il le fit de telle sorte qu’il n’avait jamais montré plus de feu ni de vigueur : « Il avoit toujours M. Talon en vue ; et il ne se tournoit en parlant que vers lui seul : toujours le corps bandé, toujours le bras étendu, toujours sur le bout du pied, toujours l’œil arrêté sur lui, comme étant le dernier effort qu’il faisoit, et résolu, au sortir de là, de faire à Dieu un sacrifice de ce talent si rare, et de rendre muette à l’avenir une bouche qui étoit l’admiration de toute la France[1]. » Ce fut là son dernier plaidoyer, le dernier aiguillon et la mort de son éloquence, et l’on peut dire d’elle, comme de ces grands capitaines emportés sur le champ de bataille, qu’elle fut ensevelie dans son triomphe.

Les vacances du Palais étaient arrivées ; à partir de ce jour le Barreau ne le vit plus. D’accord avec M. de Saint-Cyran, avec sa mère madame Le Maître, qui en bénissait Dieu avec larmes (combien peu de mères auraient senti ainsi !), il accomplit sa retraite de pénitence. Elle se peut comparer tout à fait à celle des Chrétiens des quatrième et cinquième siècles. Qu’on se rappelle saint Paulin et saint Sulpice Sévère, les circonstances particulières à ce dernier principalement : de même, dans la fleur de l’âge et la pleine vogue de ses espérances, dans l’abondance de la louange et l’enivrant triomphe du Barreau, Sévère (comme le lui dit saint Paulin) avait quitté tout d’un coup, pour les prédications des pécheurs, la belle littérature cicéronienne qu’il res-

  1. On peut se figurer par ce qu’on vient de lire à quel point M. Le Maître possédait cette qualité suprême de l’orateur, l’action, de laquelle Cicéron a dit qu’elle est comme le langage du corps (Est enim actio quasi sermo corporis), et qu’elle domine seule dans l’éloquence ((Actio, inquam, in dicendo una dominatur), tellement, que sans elle, un orateur, d’ailleurs accompli, n’est rien, et qu’avec elle un orateur ordinaire peut souvent surpasser les plus habiles. Mais quand on en vient au discours écrit, dépouillé de l’action, il faut décompter.