Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/300

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deuse !… » Puis il mourut une heure après. M. Eynard n’a pas de termes assez forts pour flétrir ce qu’il appelle cette épouvantable mort, et il y voit un tableau aussi lugubre que saisissant. C’est ainsi que parlerait Nicole ; c’est ainsi que Bossuet parle de l’horrible fin de Molière. Je conviendrai sans peine qu’il est de plus belles morts que celle du prince de Ligne ; mais, à moins de se placer au point de vue de l’éternité (chose toujours rare), on devra convenir aussi qu’il est peu de morts plus aisées et plus douces. Évitons les exagérations. Il est deux points qui m’ont toujours choqué chez mes meilleurs amis jansénistes, c’est quand ils insistent sur la damnation des enfants morts sans baptême, et sur celle des vieillards morts sans confession. M. Eynard, qui est peut-être choqué de ces deux duretés autant que nous, n’a pas besoin à son tour, pour nous toucher, de recourir aux couleurs outrées ni aux contrastes. Pour nous convier à bien mourir, qu’il nous peigne une belle mort, et qu’il ne nous présente pas surtout comme affreuse une fin que beaucoup d’honnêtes gens non croyants seraient plutôt tentés d’envier.

Je me laisse aller à dire la vérité comme moi-même au fond je la sens. M. Eynard me le pardonnera, il m’y a presque obligé en se plaçant sur ce terrain d’exacte vérité et en m’y appelant avec lui. Je ne demande pas mieux, en général, quand je fais un portrait de femme, et, en particulier, un portrait comme celui de Mme de Krüdner, de ne pas pousser à bout les choses, de respecter le nuage et de me prêter à certaines illusions ; je crois, en cela, être fidèle encore à mon modèle. Cette discrétion devient aujourd’hui hors de propos ; M. Eynard a chassé le nuage où la figure de Mme de Krüdner se dessinait : s’il y a lieu de discuter sur quelques points avec l’excellent et complet biographe, je ne craindrai donc pas de le faire. J’ai dit qu’à l’aide de ses très-curieux documents il m’a gâté un peu mon idéal de Valérie. Je ne le lui reproche pas ; je l’en loue, tout en le