Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/301

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

regrettant. Grâce à lui, on sait maintenant à point nommé le dessous de cartes, car il y en avait un, et chacun va en juger. Mme de Krüdner, après l’éclat de son épisode avec M. de Frégeville, après avoir franchement déclaré à son mari que le lien conjugal était rompu, et s’être vue l’objet de sa clémence, habite le Nord pendant quelques années, et ne revient en Suisse, puis à Paris, que vers 1801, à cette époque d’une renaissance sociale universelle. Elle n’a pas alors moins de trente-sept ans ; elle les déguise avec art sous une grâce divine que les femmes mêmes sont forcées d’admirer ; mais elle sent que le moment est venu d’appeler à son aide les succès de l’esprit et de prolonger la jeunesse par la renommée. C’est un parti pris chez elle ; elle était forte pour les partis pris, et son imagination ensuite, sa faculté d’exaltation et de sensibilité tenaient la gageure. La tête commençait, le cœur après entrait en jeu. Elle se dit donc qu’il est temps pour elle d’ajouter, de substituer insensiblement un attrait à un autre ; elle veut devenir célèbre par le talent, et elle ne ménage pour cette fin aucun moyen. Liée avec Mme de Staël, avec Chateaubriand, qui venait de donner Atala, ne négligeant point pour cela son vieil ami Saint-Pierre, accueillant les poëtes et n’oubliant pas les journalistes, elle dresse ses batteries pour atteindre du premier coup à un grand succès. Le roman de Valérie était à peu près achevé ; elle en confiait sous main le manuscrit, elle en faisait à demi-voix des lectures ; elle demandait des conseils et essayait les admirateurs. Tout était près pour la publication désirée, quand M. de Krüdner dérangea des mesures si bien prises en mourant brusquement d’apoplexie le 14 juin 1802.

Après deux mois de deuil et de retraite à Genève, Mme de Krüdner se rendit à Lyon pour y passer l’automne et l’hiver de cette même année. Elle était déjà très-consolée ; elle revoyait peu à peu le monde, recommençait à danser cette danse du schall qu’elle dansait si bien, et ressongeait à Pa-