Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/452

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qu'on peut lui appliquer à elle-même ce qu'elle a dit de la duchesse du Maine : « Son esprit n’emploie ni tours, ni figures, ni rien de tout ce qui s’appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rend comme la glace d’un miroir les réfléchit, sans ajouter, sans omettre, sans rien changer. » Selon moi pourtant, la comparaison du miroir ne grave pas assez pour ce qui est de Mlle Delaunay ; le trait des objets, dès qu’elle les a réfléchis, reste comme passé à une légère eau-forte. Grimm, dans sa Correspondance (15 août 1755), louant également ces Mémoires, dit que, « la prose de M. de Voltaire à part, il n’en connaît pas de plus agréable que celle de Mme de Staal. » C’est vrai ; pourtant cette prose, bien que d’une netteté si agréable et si neuve, ne ressemble point à celle de Voltaire, la seule véritablement courante et légère. La simplicité de diction de Mme de Staal est tout autrement combinée. Mais que fais-je ? A quoi bon m’aller inquiéter de Grimm et de ses à-peu-près, lorsque, dans les volumes de la plus délicate et de la plus délicieuse littérature qu’ait jamais produite la Critique française, nous possédons le jugement et la définition qu’a donnée M. Villemain de cette manière et de cette nuance de style dont Mme de Staal nous offre la perfection ?

En ce qui touche la personne, l’illustre critique s’est montré plus sévère ; il a cru voir jusqu’à travers les peintures railleuses de la femme d’esprit ce qu’il appelle le pli de sa condition : « C’est une soubrette de cour, mais une soubrette. » Mlle Delaunay a-t-elle mérité ce piquant revers ? et ce caractère indélébile de femme de chambre, comme elle le qualifie amèrement, est-il donc si indélébile qu’il la suive jusque dans les productions de sa pensée ? Rien de moins fondé, selon moi, qu’un semblable jugement, rien de plus injuste. Nous avons vu qu’il était déjà tard pour elle lorsqu’elle entra chez la duchesse du Maine, et que ce n’était plus une si jeune fille ni si aisée à déformer. Sa première éducation avait été solide, recherchée, brillante ; ce couvent