Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/453

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de Saint-Louis à Rouen, où elle passa ses plus belles années, était « comme un petit État où elle régnoit souverainement. » Elle aussi, elle avait eu sa cour, sa petite cour de Sceaux dans ce couvent de Saint-Louis où M. Brunel, M. de Rey, l’abbé de Vertot étaient à ses pieds, et où ces bonnes dames de Grieu n’avaient d’yeux que pour elle : « Ce qu’on faisoit pour moi me coûtoit si peu, dit-elle, qu’il me sembloit être dans l’ordre naturel. Ce ne sont que nos efforts pour obtenir quelque chose, qui nous en apprennent la valeur. Enfin j’avois acquis, quoique infiniment petite, tous les défauts des grands : cela m’a servi depuis à les excuser en eux. » Ainsi élevée, ainsi traitée jusqu’à l’âge de vingt-six ans sur le pied d’une perfection et d’une merveille, lorsqu’elle tomba plus tard en servitude, ce fut comme une petite Reine déchue, et elle en garda les sentiments, « persuadée qu’il n’y a que nos propres actions qui puissent nous dégrader, » dit-elle ; aucun fait de sa vie n’a démenti cette généreuse parole. L’inconvénient pour elle de sa première éducation et de cette culture exclusive, c’eût été plutôt, comme elle l’indique assez véridiquement, d’offrir une teinture scientifique un peu marquée, d’aimer à régenter, à documenter toujours quelqu’un auprès de soi, comme cela est naturel à une personne qui a lu l’Histoire de l’Académie des Sciences, et qui a étudié la géométrie. Encore faudrait-il observer, dans la plupart des passages qu’on cite à l’appui de ce défaut, que c’est elle-même qui s’y dénonce à plaisir et qui fait gaiement les honneurs de sa personne. Plus d’un lecteur, à ces endroits, n’a pas vu qu’il y a chez elle un sourire.

Le commencement des Mémoires est d’une grâce infinie et tient du roman ; c’est ainsi que la vie se dessine d’abord avant le charme cessé, avant l’illusion évanouie. Le séjour au château de Silly chez une amie d’enfance, l’arrivée du jeune marquis, son indifférence naturelle, la scène de la charmille entre les deux jeunes filles qu’il entend sans être vu, sa