Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/16

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monstrueuses ou grotesques à l’écorce des sociétés vieillies ; vous êtes une nature vraie, et vous avez su demeurer sincère. Arrivé jeune à un degré honorable dans l’estime publique par votre esprit et vos talents, vous appréciez ces succès à leur valeur ; vous ne prenez pas là votre point d’appui pour vous élever plus haut, et ce n’est nullement par cette anse fragile que vous cherchez à mettre la main sur votre avenir. Exempt de tant de fausses vues, libre de tant de lourdes chaînes, avec des ressources si nombreuses, ce semble, pour accomplir votre destination et vous sauver du naufrage, vous vous plaignez toutefois ; vous ne croyez plus à votre pouvoir, à votre direction, à vous-même, et sans qu’il y ait pour vous encore de quoi désespérer ainsi, vous avez, je l’avoue, quelque raison de craindre. Un seul attrait, mais le plus perfide, le plus insinuant de tous, vous a séduit dès longtemps, et vous vous y êtes livré avec imprudence. La volupté vous tient. Don corrompu du Créateur, vestige, emblème et gage d’un autre amour, trésor pernicieux et cher qu’il nous faut porter dans une sainte ignorance, ensevelir à jamais, s’il se peut, sous nos manteaux obscurs, et qu’on doit, si l’on en fait l’usage, ménager chastement comme le sel le plus blanc de l’autel, la volupté a été pour vous de bonne heure un vœu brillant, une fleur humide, une grappe savoureuse où montaient vos désirs, l’aliment unique en idée, la couronne de votre jeunesse. Votre jeunesse l’a donc cueillie, et elle n’a pas été satisfaite de ce fruit étrange, et, noyée dans ce parfum elle ne s’est pas trouvée plus fraîche ni plus belle.

Vous avez continué néanmoins de poursuivre ce qui vous avait fui ; d’exprimer de ces calices de nouvelles odeurs toujours aussi vite dissipées. La volupté, qui vous était d’abord une inexprimable séduction s’est convertie par degrés en habitude ; mais sa fatigue monotone n’ôte rien à son empire. Vous savez à l’avance ce qu’elle vaut, ce qu’elle vous