Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/72

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un distique gracieux comme dans les jours de décadence. Ainsi j'ai vécu : ainsi vont les années fécondes. J'ai peu vu directement, peu pratiqué, je n'ai rien entamé en plein ; mais j'ai côtoyé par les principaux endroits un certain nombre d'existences, et la mienne propre, je l'ai côtoyée, plutôt que traversée et remplie ; j'ai conçu et deviné beaucoup, bien qu'avec une sorte d'aridité pour reproduire, comme quand on n'a pas varié soi-même l'expérience et qu'on a rayonné longtemps dans l'espace, dans la spéculation, dans la solitude.

Cinq ou six heures de retraite studieuse et de lecture par jour (ce dont je ne me suis jamais déshabitué au milieu de mes distractions les plus contraires) suffisaient à entretenir le don naturel d'intelligence que Dieu ne voulait pas laisser dépérir en moi : le reste du temps allait à la fantaisie et aux hasards du loisir. J'ai dit que les bosquets m'agréaient moins ; en effet, quand il me prenait envie d'errer seul, je choisissais plutôt désormais la montagne et la grève ; elle avait semé sur ces rocs un souvenir que j'y respirais. Nous y retournâmes tous les deux quelquefois encore ; je l'accompagnais aussi au canal d'un moulin à eau situé dans la prairie au-delà des pépinières et des vergers, et dont le fracas écumeux, sans parler des canards à la nage, amusait beaucoup les enfants. Une grande surveillance était nécessaire en un tel lieu sur ces petits êtres de peur de quelque imprudence. Je ne m'en remettais pas aux femmes et j'y avais l'oeil moi-même sans me lasser un seul instant, tandis qu'elle, assise, confiante en mes soins travaillait nonchalamment, et, d'un air pensif, suivait mes discours bien souvent interrompus ou m'en tenait de judicieux et profonds sur les choses de l'âme : car ce tour d'imagination qui lui était propre ne faussait en rien son parfait jugement ; elle m'offrait l'image d'une nature à la fois romanesque et sensée.