Page:Sainte-Beuve - Volupté.djvu/73

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Autant j'évitais de la regarder auparavant, autant j'étais devenu avide de la contempler alors ; je couvais curieusement ce noble et double visage ; je pénétrais cette expression ingénue, d'une rareté singulière, et qui ne m'avait pas parlé tout d'abord, j'épelais, en quelque sorte, chaque ligne de cette grande beauté, comme un livre divin, un peu difficile, que quelque ange familier m'aurait tenu complaisamment ouvert.

Elle restait calme, sereine, patiente sous mes regards de même que mon regard descendait inaltérable et pur sur son front. Elle se laissait lire, elle se laissait comprendre ; elle trouvait cela simple et bon dans son innocence ; et d'ordinaire, je le crois en vérité, elle ne le remarquait pas. Mais un jour, sous les saules de ce canal, sa jeune enfant, qui était restée en silence près de nous me dit, comme après y avoir sérieusement pensé : “ Pourquoi donc regardez-vous toujours maman ainsi ? " Vous me demandiez, belle enfant, sous les saules du canal pourquoi je regardais ainsi votre mère ; et j'aurais presque pu vous le dire, si vous-même aviez pu m'entendre, tant il y avait de respect dans l'intention de ce regard :

C'est que la beauté, toute espèce de beauté, n'est pas chose facile, accessible à chacun intelligible de prime abord ; C'est que, par-delà la beauté vulgaire, il en est une autre à laquelle on s'initie, et dont on monte lentement les degrés comme ceux d'un temple ou d'une colline sainte. Il y a en ce monde la beauté selon les sens , il y a la beauté selon l'âme : la première, charnelle, opaque, immédiatement discernable ; la seconde, qui ne frappe pas moins peut-être à la simple vue, mais qui demande qu'on s'y élève davantage, qu'on en pénètre la transparente substance et qu'on en saisisse les symboles voilés. Idole et symbole, révélation et piège, voilà le double aspect de l'humaine beauté depuis Eve. De même qu'il y a en nous l'amour