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JACQUES.

mon entreprise et ce que la société y apportera d’obstacles. Je sais combien ses préjugés, sa jalousie, ses menaces, sa haine, entraveront mes pas et glaceront de terreur celle que j’ai prise par la main pour la faire marcher avec moi dans ce chemin désert ; mais je surmonterai tout, je le sens, je le sais. Si mon courage faiblissait, ne serais-tu pas là pour me dire : « Jacques, souviens-toi de ce que tu a promis à Dieu ? »

VII.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.
Tilly, le…

Tu es une moqueuse ; tu dis que j’imite le jargon des grognards, comme si j’avais composé dix vaudevilles ; cependant tu dis que j’ai bien fait de te raconter tout cela ; et moi aussi, je le pense, car te voilà à demi réconciliée avec Jacques ; ce caractère froidement brave te plaît, et à moi donc !

J’ai suivi ton conseil, et je ne sais trop quelle conclusion je dois tirer de la conversation que j’ai eue avec les Borel. Je te la transmets, au risque d’être encore traitée de petite perruche : tu me diras ce que tu en penses.

L’occasion s’est offerte à moi on ne peut meilleure. Maman avait été faire une visite à notre voisine, madame de Bailleul, quand Eugénie et son mari sont arrivés. Jacques avait été appelé à Tours pour une affaire. « Je suis enchantée de me trouver seule avec vous, leur ai-je dit ; j’ai beaucoup de questions à vous faire à tous deux. D’abord êtes-vous bien mes amis ? suis-je indiscrète de compter sur vous comme sur moi-même ? » Eugénie m’a embrassée, et son mari m’a tendu la main d’une grosse façon militaire que ma mère eût trouvée de bien mauvais ton, mais qui m’a inspiré plus de confiance que tous les compliments du monde. « Il faut que vous me parliez de Jacques, leur ai-je dit ; vous ne m’en avez jamais dit que du bien ; il est impossible que vous n’ayez pas un peu de mal à m’en dire. — Qu’est-ce que cela signifie ? s’est écriée Eugénie. — Ma bonne amie, lui ai-je répondu, je vais m’engager sans retour et bien précipitamment avec un homme que je connais très-peu ; ce serait une grande folie, si vous n’étiez garants du noble caractère de cet homme-là. Maintenant je ne songe pas à m’en dédire, car il sait et vous savez tous que je l’aime ; mais, malgré cela, et même à cause de cela, je voudrais le connaître mieux et pouvoir me tenir en garde contre les défauts grands ou petits qu’il peut avoir. Vous m’avez dit, dans un temps où aucun de nous ne songeait qu’il pouvait devenir mon mari, qu’il avait beaucoup de singularités, maintenant il m’intéresse extrêmement de savoir quelles sont ces singularités, afin de n’en pas blesser quelqu’une involontairement et d’éviter tout ce qui peut les éveiller. Je n’en ai encore aperçu que l’ombre, et je me demande souvent s’il est possible qu’un homme soit aussi parfait que Jacques me semble l’être. Je veux me défendre de l’aveuglement et de l’enthousiasme ; je vous en prie, mes amis, parlez-moi, éclairez-moi.

— Cela est embarrassant en diable, a répondu M. Borel, et je ne sais que vous dire. Vous êtes si franche et si bonne enfant, Mademoiselle, que, si vous étiez ma propre sœur, je ne pourrais pas avoir plus d’estime et d’amitié pour vous que je n’en ai. D’un autre côté, Jacques est mon plus ancien, mon meilleur ami : il m’a porté sur ses épaules en Russie pendant plus de trois lieues. Oui, Mademoiselle, le petit Jacques a porté le gros animal que voilà, qui sans lui serait crevé de froid à côté de son cheval ; et il a manqué de mourir lui-même par suite de ce léger fardeau. Je vous ai raconté cela, peut-être ; je pourrais vous raconter tant d’autres choses ! des dettes payées, des duels accommodés, des coups parés tant à la bataille qu’au cabaret, des services à n’en pas finir ; et moi, qu’est-ce que j’ai fait pour lui ? rien du tout. Ai-je le droit à présent de parler de lui comme je le ferais d’un autre ? — À tout autre qu’à moi, non certainement, ai-je répondu ; mais à moi, je crois que vous le devez. — Je ne sais pas ! je ne sais pas ! Je vous aime bien, ma chère mademoiselle Fernande ; mais, voyez-vous, j’aime Jacques encore plus que vous. — Je le crois bien, mais ce n’est pas dans mon intérêt seulement, mais dans celui de Jacques, que je vous interroge. — Fernande a raison, a dit Eugénie ; il faut qu’elle connaisse son mari pour lui épargner de petits chagrins, et peut-être de grandes contrariétés. Elle dit qu’elle aime Jacques, et que ce ne seront pas de petites raisons qui pourront la dégoûter de lui : il faut croire ce que dit Fernande ; elle ne ment pas ; moi, je tiens sa parole pour sacrée. Comme, d’un autre côté, je sais qu’il est impossible de trouver un reproche un peu grave à faire à Jacques, je ne vois pas le moindre inconvénient à lui dire tout ce que tu sais. Pour moi, j’ai souvent entendu raconter les originalités de Jacques ; mais je déclare que je n’en ai vu aucune, et que, depuis trois mois qu’il demeure chez nous, je n’ai jamais eu sujet de m’étonner de rien, si ce n’est de sa douceur, de son égalité de caractère et du calme de son esprit. — Voilà que tu fais ce que je ne voudrais pas faire, interrompit son mari ; tu parles contre la vérité. Il est vrai que tu mens sans le savoir. Toutes les femmes voient Jacques avec prévention, jusqu’à la mienne, qui certainement est une femme sensée. — Eh bien ! moi, je veux l’être encore plus, ai-je dit ; je veux le voir tel qu’il est. Parlez, mon cher colonel ; Jacques est-il d’un caractère fantasque ? a-t-il des caprices, des emportements ? — Des emportements ? non ; ou, s’il en a, je ne les ai jamais aperçus : il est doux comme un agneau. — Mais des caprices ? — Je vous répondrai à une condition : c’est que vous me permettrez de raconter à Jacques notre conversation mot pour mot, et dès ce soir. » Cette demande m’a un peu embarrassée. « Comment ! me suis-je dit, Jacques saura que je l’ai soupçonné de n’être pas toujours dans son bon sens ? que j’ai demandé à ses amis les petits secrets de son caractère, au lieu de l’interroger franchement et de m’en rapporter à lui ? — Vous ne vous en souciez pas, a dit le colonel : eh bien ! laissons là ce sujet ; dispensez-moi de vous répondre : je vous promets sur l’honneur de ne pas dire à Jacques que vous m’avez interrogé. — J’ai peut-être eu tort de le faire, ai-je répondu ; mais, puisque je l’ai fait, j’en veux subir toutes les conséquences ; il me paraîtrait plus déloyal de m’en cacher que de persister. Parlez donc, j’accepte les conditions. » Il s’est enfin décidé, et il m’a parlé de Jacques à peu près dans ces termes :

« Je ne sais pas comment Jacques est avec les femmes ; ainsi je ne vois pas trop à quoi vous servira ce que je vais vous dire. Toutes les femmes que j’ai vues raffolent de lui, et je ne sache pas qu’aucune de celles qui l’ont aimé ait eu un seul reproche à lui faire. Mais moi, qui l’aime de tout mon cœur, je lui en veux souvent ; pourquoi ? je n’en sais trop rien. Je le trouve sec, fier, méfiant ; je suis en colère de ce qu’il sait si bien se faire aimer en de certains moments. Il y en a d’autres où il semble qu’il ne vous connaît plus. « Mais qu’as-tu donc, Jacques ? — Rien. — Souffres-tu ? — Non. — As-tu quelque chose qui te contrarie ? — Bah ! — Mais enfin tu n’es pas dans ton humeur ordinaire ? — Si fait. — Tu veux que je te laisse tranquille ? — Oui. — À la bonne heure. » Cela n’est rien, nous avons tous de mauvais moments ; mais quand nous sommes sûrs d’un ami, nous lui demandons tous les services dont nous avons besoin. Il n’y a pas de danger que Jacques en demande jamais un seul, fût-ce un verre d’eau in articulo mortis, et cela non pas tant peut-être par orgueil que par méfiance. Il ne dit jamais la raison de son silence, mais on s’en aperçoit tout de suite à la manière dont il vous conseille en pareille occasion. « Ne faites pas cela, dit-il, mettez l’amitié à l’épreuve le moins que vous pourrez. » Vous m’avouerez que pour un homme dont l’amitié est capable de tous les sacrifices, il y a une espèce de folie superbe à nier l’amitié des autres. C’est injuste, et cet orgueil-là m’a souvent mis en colère contre lui. Cette singularité en entraîne d’autres. Quand il a rendu un service, il ne peut pas souffrir qu’on l’en remercie, et il est capable de fuir et d’éviter longtemps, de quitter même tout à fait celui