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JACQUES.

qu’il a obligé ; il semble qu’il prenne en aversion la figure des gens qui ont reçu de lui quelque chose. Il y a là-dedans excès de délicatesse, mais il y a quelque chose de plus encore : il y a la conviction cruelle que tous ceux à qui il fait du bien doivent devenir ses ennemis. Il a d’autres manies inexplicables : il n’aime pas qu’on le regarde en de certains moments, et l’on ne sait jamais pourquoi. Il ne veut pas qu’on le questionne ni qu’on le soigne dans ses souffrances. Ce qu’il y a de plus déplaisant, c’est qu’il ne peut pas souffrir qu’on parle de guerre et qu’on raconte les campagnes qu’on a faites ; il s’en va quand on commence à bavarder au dessert. Il ne s’enivre jamais, eût-il avalé de l’eau-forte. Il ne sort jamais de son sang-froid ; cela le met dans une sorte de désaccord avec nous autres, et fait qu’il a toujours été estimé plutôt qu’aimé au régiment. Sans les services qu’il a rendus d’une manière toujours magnifique, on l’aurait détesté comme un mauvais camarade ; car les militaires n’aiment pas ceux qui se taisent à table et qui ont l’air d’en penser plus long qu’eux.

— D’après cela, dis-je à M. Borel, je crois voir qu’il a le fond du cœur chagrin et l’esprit mélancolique. — Le fond du cœur de Jacques n’est pas facile à voir, reprit-il, mais son caractère n’est pas plus mélancolique qu’un autre. Il a, comme nous tous, ses bons et ses mauvais jours ; il s’égaie volontiers, mais il ne s’abandonne jamais. Il a une petite joie tranquille qui fait mourir de rire quand on a encore un demi-sens pour aimer la gaieté douce ; mais quand on casse les pots, Jacques n’en est plus ; il disparaît comme la fumée des pipes et s’éclipse tout doucement, sans qu’on sache s’il est sorti par la porte ou par la fenêtre. — Cela ne me semble pas un grand défaut, repris-je. — Ni à moi non plus, dit Eugénie. — Ni à moi non plus maintenant, dit Borel ; je me suis rangé, et le tapage ne me paraît plus nécessaire. Mais j’ai été un grand mauvais sujet autrefois, et j’avoue que dans ce temps-là je faisais un crime à Jacques de l’être moins que moi. Il y en avait parmi nous qui ne lui pardonnaient pas de conserver toujours sa raison, et qui disaient qu’il faut se méfier de l’homme à qui le vin ne desserre jamais les dents. Voilà le reproche le plus grave qu’on ait eu à lui faire ; c’est à vous de juger si vous devez le corriger de cela. — Non pas ! répondis-je en riant. Est-ce là tout ? — Tout, ma parole d’honneur ! À présent que je vois avec quelle philosophie vous prenez ces choses-là, je suis enchanté de vous les avoir dites ; car je parie que vous vous imaginiez des choses bien plus terribles. — Je ne sais pas, répondis-je en riant, s’il est un plus terrible défaut que celui de boire avec prudence et modération. Eugénie est bien heureuse de n’avoir pas cela à vous reprocher. — Vous êtes une méchante, dit-il en me piquant la main avec ses grosses moustaches. À présent vous ne me questionnerez plus ? »

La manière dont il s’était plaint de Jacques m’avait paru si singulière que je ne songeai qu’à en rire avec eux ; mais quand ils furent partis, je me mis à penser à certaines parties de ce discours qui ne m’avaient pas assez frappée d’abord, à ces paroles surtout : « Il semble qu’il prenne en aversion la figure des gens qui ont reçu de lui quelque chose. » Je ne sais pourquoi je me sentis tellement effrayée à cette idée que j’eus presque envie d’écrire à Jacques pour rompre avec lui ; car enfin je suis pauvre, et je vais recevoir la fortune de Jacques. Il ne m’épouse peut-être que pour me la donner ; et quand je serai son obligée à ce point, le plus léger tort de ma part lui semblera une ingratitude ; il s’imaginera peut-être que je lui dois plus qu’une autre femme ne doit à son mari, et il aura peut-être raison. Pour la première fois je me sens alarmée sérieusement de ma position ; mon orgueil souffre, et mon amour encore davantage.

VIII.

DE SYLVIA À JACQUES.

Peut-être que tu te trompes, Jacques ; peut-être que l’amour seul t’aveugle et t’entraîne, ou que la volonté de faire de cet amour une chose belle et grande dans ta vie est un rêve conçu dans le moment même où tu m’as répondu. Je te connais, enthousiaste ! autant qu’on peut te connaître, car ton âme est un abîme au fond duquel tu n’es peut-être jamais descendu toi-même. Peut-être sous le masque de la force vas-tu commettre la plus insigne faiblesse. Je sais bien que tu t’en tireras de quelque manière étrangement héroïque ; mais à quoi bon te faire souffrir ? N’as-tu pas assez vécu ?

Hélas ! voici que je te dis le contraire de ce que je t’ai dit d’abord. Je craignais que tu ne vinsses à enterrer l’éclat de ta vie, et maintenant il me semble que tu vas chercher ce qu’il y a de plus difficile et de plus douloureux, pour le plaisir d’exercer tes forces et de sortir vainqueur d’une lutte plus terrible que les autres. Je ne peux pas me laisser persuader que ce soit là une chose dont je doive me réjouir ; les plus funestes pressentiments s’attachent à cette nouvelle phase de ta vie. Pourquoi ta figure pâle vient-elle s’asseoir les nuits à côté de mon lit et reste-t-elle immobile et silencieuse à me regarder jusqu’au jour ? Pourquoi ton spectre erre-t-il avec moi dans les bois au lever de la lune ? Mon âme est habituée à vivre seule, Dieu le veut ainsi ; que vient faire la tienne dans ma solitude ? Viens-tu m’avertir de quelque danger, ou m’annoncer quelque malheur plus épouvantable que tous ceux auxquels a suffi mon courage ? L’autre soir, j’étais assise au pied de la montagne ; le ciel était voilé, et le vent gémissait dans les arbres ; j’ai entendu distinctement, au milieu de ces sons d’une triste harmonie, le son de ta voix. Elle a jeté trois ou quatre notes dans l’espace, faibles, mais si pures et si saisissables que j’ai été voir les buissons d’où elle était partie pour m’assurer que tu n’y étais pas. Ces choses-là m’ont rarement trompée ; Jacques, il faut qu’il y ait un orage sur nos têtes.

Je vois bien que l’amour te précipite dans un piége nouveau ; la seule parole vraie de ta lettre est celle-ci : « J’épouse cette jeune fille parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de la posséder. » Et quand tu ne l’aimeras plus, Jacques, qu’en feras-tu ?

Car il viendra un jour où tu seras aussi fatigué de l’avoir aimée que tu es avide maintenant de t’abandonner à ta passion. Pourquoi cet amour-là différerait-il des autres ? As-tu tellement changé depuis un an que tu sois devenu capable de ce qu’il y a de plus antipathique à ton âme, l’obstination ? Car de quel autre nom peut-on appeler l’amour qui résiste à l’intimité ? Tu es capable de comprendre, d’éprouver et d’exécuter, en beaucoup de choses, ce que les hommes regardent comme impossible ; mais, en revanche, ce qui est facile à plusieurs, et possible à beaucoup d’entre eux, Dieu, pour compenser sa magnificence envers toi par quelque grave infirmité, t’en a rendu absolument incapable. Ne pouvoir tolérer les faiblesses d’autrui, voilà ta faiblesse, voilà le côté misérable et sacrifié de ton grand caractère ; voilà en quoi Dieu te châtie de n’être pas soumis aux misères communes.

Et tu as raison, Jacques ; je te l’ai toujours dit, tu as bien raison de ne rien pardonner à cette boue humaine ; tu as raison de retirer tout ton cœur aussitôt que tu vois une tache sur l’objet de ton amour ! L’être qui pardonne s’avilit ! Je sais bien, moi pauvre femme, combien l’âme perd de sa grandeur et de sa sainteté quand elle accepte une idole souillée. Il faut toujours qu’elle en vienne plus tard à briser l’autel où elle s’est prosternée devant un faux dieu ; au lieu de la résignation froide qui devrait accompagner cet acte de justice, la haine et le désespoir font trembler la main qui tient la balance. La vengeance se mêle de juger… Oh ! alors il vaudrait mieux être né sans cœur que d’avoir aimé.

Toi, homme fort, tu couvres mystérieusement les fautes d’autrui du manteau de ton silence ; ta main généreuse relève celui qui est tombé, essuie la fange de son vêtement, et efface la trace que sa chute a laissée sur ton chemin ; mais tu n’aimes plus alors ! Le jour où tu commences à pardonner, tu cesses d’aimer ! Et je t’ai vu dans ces jours-là, oh ! combien tu soufres ! Vas-tu