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LE PICCININO.

comme des reliques. Mais si elle voulait me combler de riches présents, je la prierais de les garder pour ceux qui en ont besoin. Je dois pourtant dire la vérité : elle m’a donné un beau médaillon où j’ai mis des cheveux de mon frère. Mais je le cache, car je n’aimerais pas à me parer autrement que ma condition ne le comporte.

― Dites-moi, Mila, reprit le Piccinino après un instant de silence, vous n’avez donc plus peur ?

― Non, seigneur, répondit-elle avec assurance ; depuis que je vous ai aperçu dans le chemin, auprès de cette maison, la peur m’a quittée. Jusque-là, je vous avoue que je tremblais fort, que je ne sais pas trop comment j’ai fait la route, et que derrière chaque buisson je croyais voir la tête de cet affreux abbé. Quand j’ai vu que la bonne Bianca me conduisait si loin, quand j’ai enfin aperçu cette tour et ces arbres : Mon Dieu ! me disais-je, si mon protecteur n’avait pu s’y rendre ! si ce méchant abbé, qui est capable de tout, l’avait fait prendre par les campieri, ou assassiner en chemin, que deviendrais-je ? Alors j’étais épouvantée, non pas seulement à cause de moi, mais parce que je vousregarde comme notre ange gardien, et qu’il me semble que votre vie est bien plus précieuse que la mienne. »

Le Piccinino, qui s’était senti très-froid, et quasi mécontent de Mila depuis son arrivée, éprouva une légère émotion et s’assit à ses côtés sur la peau de tigre.

XXXVIII.

COUP DE MAIN.

« Vous me portez donc un peu d’intérêt sincère, vous, mon enfant ? lui dit-il en attachant sur elle ce dangereux regard dont il connaissait la puissance.

― Sincère ? oui, sur mon âme, répondit la jeune fille, et je vous le dois bien, après celui que vous témoignez à ma famille.

― Et vous pensez que votre famille est dans les mêmes sentiments que vous ?

― Mais… comment pourrait-il en être autrement ?… Cependant, pour dire la vérité, personne ne m’a parlé de vous, et je ne sais point vos secrets : on m’a traitée comme une petite fille babillarde ; mais vous me rendez plus de justice, car vous voyez que je ne suis pas curieuse et que je ne vous demande pas seulement qui vous êtes.

― Et vous n’avez pas envie de le savoir ? Ce n’est pas une manière de me le demander ?

― Non, monseigneur, je n’oserais vous faire de questions, et j’aime mieux ne pas savoir ce que mes parents ont jugé devoir me taire. C’est ma fierté, à moi, de travailler avec vous à leur salut, sans vouloir soulever le bandeau dont ils ont couvert mes yeux.

― C’est beau à vous, Mila, dit le Piccinino, qui commençait à se sentir piqué de la grande tranquillité de cette jeune fille ; c’est trop beau peut-être !

― Pourquoi et comment cela peut-il être beau ?

― Parce que vous bravez de grands dangers avec une imprudence sans exemple.

― Quels dangers, seigneur ? ne m’avez-vous pas promis devant Dieu que vous me préserveriez de tout danger ?

― De la part du vilain moine, je vous en réponds sur ma vie. Mais vous n’en avez donc pas soupçonné d’autres ?

― Si fait, dit Mila après avoir réfléchi un instant. Vous avez prononcé à la fontaine un nom qui m’a fait grand’peur. Vous avez parlé comme si vous étiez lié avec le Piccinino. Mais vous m’avez dit encore une fois, ensuite : « Viens sans crainte ; » et je suis venue. Non pas sans crainte, je le confesse, tant que j’ai été seule sur les chemins. Quand je sortirai d’ici, je crois bien que j’aurai peur encore ; mais, tant que je suis avec vous, je ne crains riens ; je me sens très-brave, et il me semble que si on nous attaquait, j’aiderais à notre mutuelle défense.

― Même contre le Piccinino ?

― Ah ! cela, je n’en sais rien… Mais, mon Dieu ! est-ce qu’il va venir ?

― S’il venait ici, ce serait pour punir le moine et pour vous protéger. Pourquoi donc avez-vous si grand’peur de lui ?

― Après tout, je n’en sais rien ; mais chez nous, quand une jeune fille s’en va seule par la campagne, on se moque d’elle, et on lui dit : « Prends garde au Piccinino ! »

― Vous pensez alors qu’il égorge les jeunes filles ?

― Oui, seigneur, car on dit que là où il les mène, elles n’en reviennent jamais, ou que si elles en reviennent, il vaudrait mieux pour elles d’y être restées.

― Ainsi, vous le haïssez ?

― Non, je ne le hais pas, parce qu’on dit qu’il fait beaucoup de mal aux Napolitains, et que si on avait le courage de l’aider, il ferait beaucoup de bien à son pays. Mais j’ai peur de lui, ce qui n’est pas la même chose.

― Et l’on vous a dit qu’il était fort laid ?

― Oui, parce qu’il a une grande barbe, et que je pense qu’il doit ressembler au moine que je déteste. Mais ce moine, il ne vient donc pas ? Quand il sera venu, je pourrai m’en aller, n’est-ce pas, seigneur ?

― Vous avez hâte de partir, Mila ? vous vous déplaisez donc beaucoup ici ?

― Oh ! nullement ; mais j’aurais peur de m’en aller la nuit.

― Je vous reconduirai, moi.

― Vous êtes bien bon, seigneur ; je ne demande pas mieux, pourvu qu’on ne vous voie pas. Mais cet abbé Ninfo, est-ce que vous allez lui faire du mal ?

― Aucun mal. Je présume que vous n’auriez pas de plaisir à l’entendre crier ?

― Dieu du ciel ! je ne voudrais être ni le témoin ni la cause d’aucune cruauté ; mais si le Piccinino vient ici, je tremble qu’il n’y ait du sang répandu. Vous souriez, seigneur ! dit Mila en pâlissant… Oh ! j’ai peur maintenant ! Faites-moi partir aussitôt que l’abbé aura mis le pied dans la maison.

― Mila, je vous jure que l’abbé ne sera l’objet d’aucune cruauté de ma part. Dès que je serai assuré de sa personne, le Piccinino viendra et l’emmènera prisonnier.

― Et c’est par l’ordre de madame Agathe que tout cela se fait ?

― Vous devriez le savoir.

― En ce cas, je suis tranquille. Elle ne voudrait pas la mort du dernier des hommes.

― Mila, vous êtes bien miséricordieuse, et je vous aurais crue plus forte et plus fière. Ainsi, vous n’auriez pas le courage de tuer cet homme s’il venait ici vous insulter ?

― Pardon, seigneur, dit Mila en tirant de son sein un poignard que la princesse avait donné la veille à Magnani, et dont elle avait trouvé moyen de s’emparer sans qu’il s’en aperçût : de sang-froid, je ne pourrais pas voir égorger un homme sans m’évanouir, je crois ; mais offensée, je crois aussi que ma colère me mènerait loin.

― Ainsi, vous étiez armée en guerre, Mila ? vous n’avez donc pas confiance en moi ?

― Comme en Dieu, seigneur ; excepté que Dieu est partout, et qu’un malheur imprévu pouvait vous empêcher d’être ici.

― Savez-vous que c’est fort brave de votre part, Mila, d’être venue ? et que si on le savait…

― Eh bien ! seigneur ?

― Au lieu d’admirer votre héroïsme, on blâmerait votre imprudence.

― Il y a une chose que je sais fort bien, reprit Mila, avec une sorte d’enjouement exalté ; c’est que, si on me savait enfermée ici, avec vous, je serais perdue.

― Sans doute ! la médisance…

― La médisance et la calomnie ! Il n’en faut pas la moitié pour qu’une jeune fille soit décriée et avilie à tout jamais.

― Et vous avez compté qu’un mystère impénétrable envelopperait à jamais votre démarche ?

― J’ai compté sur votre discrétion, et j’ai mis le reste entre les mains de Dieu. Je sais fort bien qu’il y