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LE PICCININO.

a beaucoup de risques à courir ; mais ne m’avez-vous pas dit qu’il s’agissait de sauver la vie de mon père et l’honneur de madame Agathe ?

― Et vous avez poussé le dévouement jusqu’à compromettre le vôtre sans trop de regret ?

― Compromettre dans l’opinion ? j’aime encore mieux cela que de laisser tuer et déshonorer ceux que j’aime. Victime pour victime, ne vaut-il pas mieux que ce soit moi ? Mais qu’est-ce à dire, seigneur ? vous me parlez singulièrement ; on dirait que vous me blâmez d’avoir cru en vous, et de faire ce que vous m’avez conseillé ?

― Non, Mila, je t’interroge ; pardonne-moi si je veux te comprendre et te connaître, afin de t’estimer autant que tu le mérites.

― À la bonne heure, je vous répondrai toujours franchement.

― Eh bien ! mon enfant, dites-moi tout. La pensée ne vous est-elle pas venue que je pourrais, moi, vous tendre un piége, et vous attirer ici pour vous outrager, ou du moins pour chercher à vous séduire ? »

Mila regarda le Piccinino en face pour voir ce qui pouvait l’engager à lui présenter une semblable supposition. Si c’était une manière de l’éprouver, elle la trouvait offensante ; si c’était une plaisanterie, elle la trouvait de mauvais goût de la part d’un homme qui lui paraissait un être supérieur et un personnage élevé. C’était le moment décisif pour elle et pour lui. Qu’elle eût éprouvé la moindre terreur (et elle n’était pas femme à le cacher, comme la princesse Agathe), le Piccinino s’enhardissait ; car il savait que la peur est le commencement de la faiblesse. Mais elle le regarda avec une hardiesse si franche, et d’un air de mécontentement si brave, qu’il sentit enfin qu’il avait affaire à un être véritablement fort et sincère ; et dès lors il n’eut plus la moindre envie d’engager le combat. Il sentit qu’une lutte de ruses avec une âme si droite ne pouvait lui procurer que de la honte ou du remords.

« Eh bien ! mon enfant, lui dit-il, en lui pressant la main d’une manière amicale et simple, je vois que vous avez eu en moi une confiance qui nous honore tous les deux. Voulez-vous me permettre de vous faire encore une question ? Avez-vous un amant ?

― Un amant ? non, seigneur, répondit Mila en rougissant beaucoup ; mais, sans hésiter, elle ajouta : Je puis vous dire seulement qu’il y a un homme que j’aime.

― Où est-il maintenant ?

― À Catane.

― Est-il riche, bien élevé ?

― Il a un noble cœur et deux bons bras.

― Et vous aime-t-il comme vous méritez de l’être ?

― Cela ne vous regarde pas, seigneur ; je ne répondrai plus rien à cette question-là.

― Vous êtes venue ici au risque de perdre son amour, pourtant !

― Hélas ! vous le voyez bien, dit Mila en soupirant.

― Ô femmes ! est-ce que vous vaudriez mieux que nous ? » dit le Piccinino en se levant. Mais à peine eut-il jeté un coup d’œil dehors, qu’il prit Mila par la main.

« Voici l’abbé ! dit-il ; suivez-moi : pourquoi tremblez-vous ?

― Ce n’est pas de peur, répondit-elle ; c’est de répugnance et de déplaisir ; mais je vous suis. »

Ils gagnèrent le jardin.

« Vous ne me laisserez pas seule avec lui, seulement une minute ? dit Mila, au moment de franchir le seuil de la maison : s’il me donnait seulement un baiser sur la main, je serais forcée de brûler la place avec un fer rouge.

― Et moi je serais forcé de le tuer, répondit le Piccinino. »

Ils marchèrent sous la tonnelle jusqu’à un point où le berceau faisait ouverture. Là, le Piccinino se glissa derrière la treille et suivit ainsi Mila jusqu’à la porte du jardin. Rassurée par sa présence, elle l’ouvrit, et fit signe à l’abbé d’entrer.

« Vous êtes seule ? lui dit-il en se hâtant d’entr’ouvrir son froc de moine, pour se montrer galamment habillé de noir, en abbé musqué. »

Elle ne lui répondit qu’en disant : « Entrez vite. » À peine eut-elle refermé la porte, que le Piccinino se montra, et jamais on ne vit figure plus désappointée que celle de l’abbé Ninfo. « Pardon, seigneur, dit le Piccinino, en prenant un air de simplicité qui étonna sa compagne ; j’ai su par ma cousine Mila que vous désiriez voir mon pauvre jardin, et j’ai voulu vous y faire entrer moi-même. Excusez-moi, ce n’est qu’un jardin de paysan ; mais les arbres fruitiers sont si vieux et si beaux qu’on vient de tous côtés pour les voir. Malheureusement j’ai affaire, et il faut que je m’en aille dans cinq minutes ; mais ma cousine m’a promis de vous faire les honneurs du logis, et je me retirerai si Votre Seigneurie le permet, aussitôt que je lui aurai offert le vin et les fruits.

― Ne vous gênez pas, brave homme ! répondit l’abbé, rassuré par ce discours. Allez à vos affaires, et ne faites pas de cérémonie. Allez, allez vite, vous dis-je, je n’entends pas vous déranger.

― Je m’en irai dès que je vous verrai à table ; Seigneur Dieu ! vous mourez de chaud. Nos chemins sont si durs ! Venez à la maison, je vous verserai le premier coup, et puis, je m’en irai, puisque votre seigneurie veut bien y consentir.

― Mon cousin ne s’en ira pas tant que vous ne serez pas dans la maison, dit Mila, obéissant au regard d’intelligence du Piccinino. »

L’abbé, voyant qu’il ne se débarrasserait de cet hôte obséquieux qu’en cédant à son désir, traversa la tonnelle sans pouvoir adresser un mot ou un regard à Mila : car le Piccinino, jouant toujours son rôle de paysan respectueux et d’hôte empressé, se plaça entre eux. L’abbé fut introduit dans une salle fraîche et sombre, où une collation était servie. Mais, au moment d’y entrer, le Piccinino dit à l’oreille de Mila : « Laissez-moi remplir votre verre, mais ne le respirez seulement pas. »

Un moscatel couleur de topaze brillait dans un grand flacon placé dans un vase de terre cuite rempli d’eau fraîche. L’abbé, qui était un peu ému de la présence du paysan, but sans hésiter, d’un seul trait, le verre que celui-ci lui présenta.

« Maintenant, dit-il, partez vite, mon garçon ! Je ne me pardonnerais pas de vous avoir fait manquer vos affaires.

― Mila, suis-moi, dit le Piccinino. Il faut fermer la porte après moi, car les enfants entreraient pour me voler mes pêches si le jardin restait ouvert, ne fût-ce qu’un instant. »

Mila ne se fit pas prier pour s’élancer sur les traces du Piccinino ; mais il n’alla pas plus loin que la porte de la salle, et, quand il l’eut poussée derrière lui, il mit un doigt sur ses lèvres, se retourna, et resta l’œil collé au trou de la serrure, dans une immobilité complète. Après deux ou trois minutes, il se releva en disant tout haut : « C’est fini ! » Et il rouvrit la porte toute grande.

Mila vit l’abbé, rouge et haletant, étendu sur le carreau.

― Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, est-ce que vous l’avez empoisonné, seigneur ?

― Non, certes, répondit Carmelo ; car il se peut que nous ayons besoin plus tard de ses paroles. Il n’est qu’endormi, le cher homme, mais endormi très-profondément.

― Oh ! seigneur, ne parlez pas si haut : il nous voit, il nous entend ! Il a les yeux ouverts et fixés sur nous.

― Et pourtant, il ne sait qui nous sommes, il ne comprend plus rien. Que lui sert de voir et d’entendre, puisque rien n’offre plus aucun sens à sa pauvre cervelle ? N’approche pas, Mila, si la vipère engourdie te fait peur encore ; moi, il faut que j’étudie encore un peu les effets de ce narcotique. Ils varient suivant les individus. »

Le Piccinino approcha tranquillement de l’abbé, tandis que Mila, stupéfaite, restait sur le seuil et le suivait des yeux avec terreur. Il toucha sa proie comme le loup flaire avant de dévorer. Il s’assura que la tête et les mains passaient rapidement d’une chaleur intense à