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LE PICCININO.

J’avais de l’orgueil, je m’abandonnais à l’amour de moi-même ; et pourtant je n’étais pas aimé ! C’est d’aujourd’hui seulement que j’existe. J’ai reçu la vie, j’ai reçu une âme, je suis homme ! Mais je n’oublierai plus que, seul, je ne suis rien, et que l’enthousiasme qui me possède, la puissance qui me déborde, la chasteté dont je sens aujourd’hui le prix, sont nés sous le souffle de cette femme et ne vivent en moi que par elle. Ô jour de félicités sans bornes ! calme souverain, ambition assouvie sans égoïsme et sans remords ! Victoire enivrante qui laisse le cœur modeste et généreux ! L’amour est tout cela, et plus encore. Que tu es bon, mon Dieu, de ne m’avoir pas permis de le deviner d’avance, et que cette surprise augmente l’ivresse d’une âme au sortir de son propre néant !… »

Il allait se retirer lentement lorsqu’il vit une forme noire glisser le long du mur et disparaître dans les branches. Il se dissimula encore plus dans l’ombre pour observer, et bientôt il reconnut le Piccinino sortant de son manteau qu’il jeta par-dessus le mur, afin de se disposer à l’escalader plus lestement.

Tout le sang de Michel reflua vers son cœur, Carmelo était-il attendu ? La princesse l’avait-elle autorisé à conférer avec elle, n’importe à quelle heure, et à s’introduire, n’importe par quel moyen ? Il est vrai qu’il avait à traiter avec elle de secrets d’importance, et que sa manière la plus naturelle de marcher étant, comme il disait, le vol d’oiseau, l’escalade nocturne rentrait, pour lui, dans les choses naturelles. Il avait bien averti Agathe qu’il reviendrait peut être sonner à la grille de son parterre au moment où elle l’attendrait le moins. Mais n’avait-elle pas eu tort de le lui permettre ? Qui pouvait deviner les intentions d’un homme comme le Piccinino ? Agathe était seule ; aurait-elle l’imprudence de lui ouvrir et de l’écouter ? Si elle poussait à ce point la confiance, Michel ne pouvait se résoudre à la partager. Avait-elle compris que cet homme était amoureux d’elle, ou qu’il feignait de l’être ? Que s’étaient-ils dit dans le parterre, lorsque Michel et le marquis avaient assisté à leur entretien sans l’entendre ?

Michel tombait du ciel en terre. Un violent accès de jalousie s’emparait de lui, et, pour se donner le change, il essayait de se persuader qu’il ne craignait que le danger d’une insulte pour sa dame bien-aimée. N’était-il pas de son devoir de veiller à sa sûreté et de la protéger envers et contre tous ?

Il ouvrit sans bruit la grille, dont il avait conservé la clef, ainsi que celle du parterre, et il se glissa dans le parc, résolu à observer l’ennemi. Mais, après avoir vu le Piccinino enjamber adroitement le mur, il lui fut impossible de retrouver aucune trace de lui.

Il se dirigea vers les rochers, et, s’étant bien assuré qu’il n’y avait personne devant lui, il se décida à gravir l’escalier de laves, se retournant à chaque instant pour voir si le Piccinino ne le suivait pas. Le cœur lui battait bien fort, car une rencontre avec lui sur cet escalier eut été décisive. En le voyant là, le bandit aurait compris qu’on l’avait trompé, que Michel était l’amant d’Agathe, et quelle n’eût pas été sa fureur ? Michel ne redoutait point une lutte sanglante pour lui-même ; mais comment prévenir la vengeance de Carmelo contre Agathe, s’il sortait vivant de cette rencontre ?

Néanmoins Michel monta jusqu’en haut, et s’étant bien assuré qu’il n’était pas suivi, il entra dans le parterre, le referma, et s’approcha du boudoir d’Agathe. Cette pièce était éclairée, mais déserte. Une femme de chambre vint au bout d’un instant éteindre le lustre et s’éloigna. Tout rentra dans le silence et l’obscurité.

Jamais Michel n’avait été aux prises avec une plus violente anxiété. Son cœur battait à se rompre, à mesure que ce silence et cette incertitude se prolongeaient. Que se passait-il dans les appartements d’Agathe ? Sa chambre à coucher était située derrière le boudoir ; on y pénétrait du parterre par une courte galerie où une lampe brûlait encore. Michel s’en aperçut en regardant à travers la serrure de la petite porte en bois sculpté et armorié. Peut-être cette porte n’était-elle pas fermée en dedans ? Michel essaya, et, ne rencontrant pas d’obstacle, il entra dans le casino.

Où allait-il et que voulait-il ? Il ne le savait pas bien lui-même. Il se disait qu’il allait au secours d’Agathe menacée par le Piccinino. Il ne voulait pas se dire qu’il était poussé par le démon de la jalousie.

Il crut entendre parler dans la chambre d’Agathe. C’étaient deux voix de femme : ce pouvait être la camériste répondant à sa maîtresse ; mais cepouvait être aussi la voix douce et quasi féminine de Carmelo.

Michel resta irrésolu et tremblant. S’il retournait dans le parterre, cette porte de la galerie serait sans doute bientôt fermée par la camériste, et alors, quel moyen de rentrer, à moins de casser une vitre du boudoir, expédient qui ne pouvait convenir qu’au Piccinino, et auquel Michel répugnait naturellement ?

Il lui semblait que des siècles s’étaient écoulés depuis qu’il avait vu le bandit escalader le mur ; il n’y avait pourtant pas un quart d’heure ; mais on peut vivre des années pendant une minute, et il se disait que, puisque le Piccinino tardait tant à le suivre, apparemment il l’avait précédé.

Tout à coup la porte de la chambre d’Agathe s’ouvrit, et Michel n’eut que le temps de se dissimuler derrière le piédestal de la statue qui portait la lampe. « Ferme bien la porte du parterre, dit Agathe à sa camériste qui sortait, mais laisse celle-ci ouverte ; il fait horriblement chaud chez moi. »

La jeune fille rentra après avoir obéi aux ordres de sa maîtresse. Michel était rassuré, Agathe était seule avec sa femme de chambre. Mais il était enfermé, lui ! et comment sortirait-il ? ou comment expliquerait-il sa présence si on le découvrait ainsi caché à la porte de la princesse ?

« Je dirai la vérité, pensa-t-il sans s’avouer à lui-même que ce n’était que la moitié de la vérité. Je raconterai que j’ai vu le Piccinino escalader le mur du parc, et que je suis venu pour défendre celle que j’adore contre un homme auquel je ne me fie point. »

Mais il se promit d’attendre que la suivante se fût retirée, car il ne savait pas si elle avait la confiance entière de sa maîtresse, et si elle n’incriminerait point cette marque de leur intimité.

Peu d’instants après, Agathe la congédia en effet ; il se fit un bruit de portes et de pas, comme si cette femme fermait toutes les issues en se retirant. Ne voulant point tarder à se montrer, Michel entra résolument dans la chambre d’Agathe, mais il s’y trouva seul. Avant de se coucher, la princesse était entrée dans son oratoire, et Michel l’apercevait, agenouillée sur un coussin de velours. Elle était vêtue d’une longue robe blanche flottante ; ses cheveux noirs tombaient jusqu’à ses pieds, en deux grosses nattes dont le poids eût gêné son sommeil si elle les eût gardées la nuit autour de sa tête. Un faible reflet de lampe sous un globe bleuâtre l’éclairait d’une lueur transparente et triste qui la faisait ressembler à une ombre. Michel s’arrêta saisi de crainte et de respect.

Mais, comme il hésitait à interrompre sa prière et se demandait comment il éveillerait son attention sans l’effrayer, il entendit ouvrir la porte de la petite galerie, et des pas, si légers qu’il fallait l’oreille d’un jaloux pour les distinguer, s’approcher de la chambre d’Agathe. Michel n’eut que le temps de se jeter derrière le lit d’ébène sculpté et incrusté de figurines d’ivoire. Ce lit n’était pas collé à la muraille comme les nôtres, mais isolé, comme il est d’usage dans les pays chauds, et le pied tourné vers le centre de l’appartement. Entre le mur et le dossier élevé de ce meuble antique, il y avait donc assez de place pour que Michel pût se tenir caché. Il n’osa se baisser, dans la crainte d’agiter les rideaux de satin blanc brodés en soie mate. Il n’avait plus le temps de prendre beaucoup de précautions. Le hasard le servit, car, malgré le coup d’œil rapide et curieux que le Piccinino promena dans l’appartement, ce dernier ne vit aucun désordre, aucun mouvement qui pût trahir la présence d’un homme arrivé avant lui.

Il allait pourtant se livrer à une prudente perquisition