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LE PICCININO.

lorsque la princesse, avertie par le bruit léger de ses pas, se leva à demi en disant : « Est-ce toi, Nunziata ? »

Ne recevant pas de réponse, elle écarta la portière qui lui cachait à demi l’intérieur de sa chambre à coucher, et vit le Piccinino debout en face d’elle. Elle se leva tout à fait et resta immobile de surprise et d’effroi.

Mais, sachant bien qu’elle ne devait pas trahir sa pénible émotion en présence d’un homme de ce caractère, elle garda le silence pour que sa voix altérée ne révélât rien, et elle marcha vers lui, comme si elle attendait qu’il lui expliquât son audacieuse visite.

Le Piccinino mit un genou en terre, et, lui présentant un parchemin plié :

« Madame, dit-il, je savais que vous deviez être dans une grande inquiétude à propos de cet acte important, et je n’ai pas voulu remettre jusqu’à demain pour vous le rapporter. Je suis venu ici dans la soirée ; mais vous étiez absente, et j’ai dû attendre que vous fussiez rentrée. Pardonnez si ma visite est un peu contraire aux convenances du monde où vous vivez ; mais Votre Altesse n’ignore pas que je suis forcé d’agir en toutes choses, et en cette occasion particulièrement, avec le plus grand secret.

― Seigneur capitaine, répondit Agathe après avoir ouvert et regardé le parchemin, je savais que le testament de mon oncle avait été soustrait, ce matin, au docteur Recuperati. Ce pauvre docteur est venu, tout hors de lui, dans l’après-midi, pour me conter sa mésaventure. Il ne pouvait imaginer comment son portefeuille avait été enlevé de sa poche, et il accusait l’abbé Ninfo. Je n’ai pas été inquiète parce que je comptais que, dans la journée, l’abbé Ninfo aurait à vous rendre compte de son larcin. J’ai donc rassuré le docteur en l’engageant à ne rien dire et en lui promettant que le testament serait bientôt retrouvé. Vous pouvez bien croire que je ne lui ai pas laissé pressentir de quelle façon et par quel moyen.

« Maintenant, capitaine, il ne me convient pas d’avoir entre les mains un acte que j’aurais l’air d’avoir soustrait par défiance des intentions de mon oncle ou de la loyauté du docteur. C’est vous qui le remettrez par une voie indirecte, mais sûre, au dépositaire qui l’avait accepté, quand le moment de le produire sera venu. Vous êtes trop ingénieux pour ne pas trouver cette voie sans vous trahir en aucune façon.

― Que je me charge encore de cela ? Y songez-vous, Madame ? dit le Piccinino qui s’était relevé, et attendait avec impatience qu’on lui dît de s’asseoir ; » mais Agathe lui parlait debout, comme quelqu’un qui compte sur la prompte retraite de son interlocuteur ; et il voulait, à tout prix, prolonger l’entretien. Il souleva des difficultés.

« C’est impossible, dit-il, le cardinal a l’habitude de faire comprendre par ses regards qu’il veut qu’on lui représente le testament, et cela, il y songe tous les jours. Il est vrai, ajouta-t-il pour gagner du temps et en appuyant sa main sur le dossier d’une chaise, comme un homme très-fatigué, il est vrai que le cardinal étant privé de son truchement, l’abbé Ninfo, il serait facile au docteur de feindre qu’il ne comprend rien aux regards éloquents de Son Éminence… D’autant plus, continua le Piccinino en secouant un peu la chaise et en y appuyant son coude, que la stupidité habituelle du docteur rendrait la chose très-vraisemblable… Mais, reprit-il en offrant la chaise d’un air respectueux à la princesse pour qu’elle lui donnât l’exemple de s’asseoir, le cardinal peut être compris de quelque autre affidé qui mettrait le bon docteur au pied du mur en lui disant : « Vous voyez bien que Son Éminence veut voir le testament ! »

Et le Piccinino fit un geste gracieux pour lui montrer qu’il souffrait de la voir debout devant lui.

Mais Agathe ne voulait pas comprendre, et surtout elle ne voulait pas garder le testament, afin de n’avoir pas à remercier le Piccinino, dans un moment pareil, en des termes qui l’eussent offensé par trop de réserve, ou encouragé par trop d’effusion. Elle tenait à conserver son attitude de fierté en l’accablant d’une confiance sans bornes à l’endroit de ses intérêts de fortune.

« Non, capitaine, répondit-elle toujours debout et maîtresse d’elle-même, le cardinal ne demandera plus à voir le testament, car son état a bien empiré depuis vingt-quatre heures. Il semble que ce misérable Ninfo le tînt dans un état d’excitation qui prolongeait son existence, car, depuis ce matin qu’il a disparu, mon oncle se livre à un repos d’esprit bien voisin sans doute du repos de la tombe. Ses yeux sont éteints, il ne paraît plus se soucier de rien autour de lui, il ne se préoccupe pas de l’absence de son familier, et le docteur est forcé d’user des ressources de l’art pour combattre une somnolence dont il craint de ne pas voir le réveil.

― Le docteur Recuperati a toujours été inepte, reprit le Piccinino en s’asseyant sur le bord d’une console et en laissant tomber son manteau à ses pieds comme par mégarde. Je demande à Votre Altesse, ajouta-t-il en croisant ses bras sur sa poitrine, si les prétendues lois de l’humanité ne sont pas absurdes et fausses en pareil cas, comme presque toutes les lois du respect humain et de la convenance hypocrite ? Quel bien procure-t-on à un moribond lorsqu’on essaie de le rappeler à la vie avec la certitude qu’on n’y parviendra pas et qu’on ne fait que prolonger son supplice en ce monde ? Si j’étais à la place du docteur Recuperati, je me dirais que Son Éminence a bien assez vécu. L’avis de tous les honnêtes gens, et celui de Votre Altesse elle-même, est certainement que cet homme a trop vécu. Il serait bien temps de le laisser se reposer du voyage fatigant de la vie, puisqu’il paraît le désirer pour sa part et s’arranger commodément sur son oreiller pour son dernier somme… Je demande pardon à Votre Altesse si je m’appuie sur ce meuble, mes jambes se dérobent sous moi tant j’ai couru aujourd’hui pour ses affaires, et si je ne reprends haleine un instant, il me sera impossible de retourner ce soir à Nicolosi. »

Agathe fit signe au bandit qu’elle l’engageait à s’asseoir sur la chaise qui était restée entre eux ; mais elle demeura debout pour lui faire sentir qu’elle n’entendait point qu’il abusât longtemps de la permission.

XLIII.

CRISE.

« Il me semble, dit la princesse en posant le testament auprès du Piccinino sur la console, que nous sortons un peu de la question. Je rends compte des faits à Votre Seigneurie. Mon oncle a peu d’instants à vivre et ne pensera plus à son testament. Le jour de produire cet acte est donc proche. Mais je souhaiterais que, ce moment venu, il se trouvât dans les mains du docteur et non dans les miennes.

— C’est un scrupule fort noble, répondit le Piccinino, d’un ton ferme qui cachait son dépit ; mais je le partage pour mon propre compte, et, comme tout ce qui se passe d’étrange et de mystérieux dans la contrée est toujours attribué au fantastique capitaine Piccinino, je souhaite, moi, ne me mêler en rien de cette restitution. Votre Seigneurie voudra donc bien l’opérer comme elle le jugera convenable. Ce n’est pas moi qui ai dérobé le testament. Je l’ai trouvé sur le coupable, je le rapporte, et je crois avoir assez fait pour qu’on ne m’accuse pas de tiédeur. Sans aucun doute, la disparition de l’abbé Ninfo ne tardera pas à être remarquée, et le nom du Piccinino va être en jeu dans les imaginations populaires comme dans les cervelles sournoises des gens de police. De là, de nouvelles recherches ajoutées à celles dont ma véritable personnalité est l’objet, et auxquelles je n’ai échappé jusqu’ici que par miracle. J’ai accepté les risques de cette affaire ; je tiens le monstre dans mes chaînes ; Votre Altesse est tranquille sur le sort de ses amis et sur la liberté de ses démarches. Elle est en possession de son titre à la fortune : veut-elle ma vie ? Je suis prêt à la donner cent fois pour elle ; mais qu’elle le dise et qu’elle ne me pousse point à ma perte par des faux-fuyants sans me laisser la consolation de savoir que je meurs pour elle. »

Le Piccinino accentua ces dernières paroles de ma-