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LE PICCININO.

dont il avait eu à souffrir personnellement, mais qu’il avait accepté comme une loi fatale de la société. Maintenant qu’il se sentait libre et fort dans cette société, la pitié et la bonté lui venaient au cœur, plus larges, plus désintéressées. Il se sentait meilleur depuis qu’il était du nombre des heureux, et le sentiment de son devoir vibrait dans sa poitrine avec le souffle généreux de sa mère. Il se sentait grandir, dans la sphère des êtres, depuis qu’il se voyait chargé du sort de ses semblables au lieu d’être opprimé par eux. Il se sentait prince, en un mot, et ne s’étonnait plus de s’être toujours senti ambitieux. Mais son ambition s’était ennoblie, dans sa conscience, le jour où il l’avait résumée pour répondre aux objections de Magnani ; et, maintenant qu’elle était satisfaite, loin de le corrompre, elle l’exaltait et l’élevait au-dessus de lui-même. Il est des hommes, et malheureusement c’est le plus grand nombre, que la prospérité rabaisse et pervertit ; mais une âme vraiment noble ne voit dans la puissance que le moyen de faire le bien, et les dix-huit ans de Michel, c’est l’âge où l’idéal est pur et l’esprit ouvert aux bonnes et grandes aspirations.

À l’entrée du faubourg, il vit une pauvre femme qui mendiait, un enfant dans les bras, trois autres pendus aux haillons de sa jupe. Des larmes lui vinrent aux yeux, et il porta simultanément ses deux mains aux poches de sa casaque, car depuis la veille il avait endossé la livrée du peuple, avec la résolution de la garder longtemps, toujours, s’il le fallait. Mais il s’aperçut que ses poches étaient vides, et il se souvint qu’il ne possédait rien encore. « Pardon, ma pauvre femme, dit-il, c’est demain que je vous donnerai. Soyez ici demain, j’y viendrai. »

La pauvresse crut qu’il se moquait d’elle, et lui dit d’un ton grave, en se drapant dans ses guenilles avec la majesté des peuples méridionaux : « Il ne faut pas se moquer des pauvres, mon garçon, cela porte malheur. »

― Oui ! oui ! dit Michel en s’éloignant ; je le crois, je le sens ! cela ne m’arrivera jamais ! »

Un peu plus loin il rencontra des blanchisseuses qui étendaient sans façon leur linge sur une corde, en travers de la rue, sur la tête des passants. Michel se baissa, ce qu’il n’eût pas fait la veille ; il eût dérangé l’obstacle d’une main impatiente. Deux jolies filles qui tenaient la corde pour la consolider lui en surent gré, et lui sourirent ; mais quand Michel eut passé ce premier rideau de biancheria, et comme il se baissait pour en passer un second, il entendit la vieille lavandière qui disait à ses apprenties d’un ton de sibylle courroucée : « Baissez les yeux, Ninetta ; ne tournez pas tant la tête, Rosalina ! c’est ce petit Michel-Angelino Lavoratori, qui fait le grand peintre, et qui ne vaudra jamais son père ! Foin des enfants qui renient la profession de leurs parents ! »

« Il me fallait absolument la profession de prince, pensa Michel en souriant, car celle d’artiste m’eût attiré de grands reproches. »

Il entra dans sa maison, et, pour la première fois, il la trouva pittoresque et riante dans son désordre misérable. « C’est une vraie maison d’artiste du moyen âge, se dit-il ; je n’y ai vécu que peu de jours, mais ils marqueront dans ma vie comme de purs et doux souvenirs. » Il lui sembla qu’il le regrettait déjà un peu, cet humble nid de famille, et le besoin vague que, la veille, il avait éprouvé d’une demeure plus poétique et plus noble lui parut un désir maladif et insensé, tant il est vrai qu’on s’exagère les biens de la vie quand on ne les a pas.

« J’aurais très-bien pu passer là des années, pensa-t-il, aussi heureux que je le serai dans un palais, pourvu que ma conscience y eût été satisfaite elle-même, comme elle l’a été quand Pier-Angelo m’a dit : « Eh bien, vous êtes un homme de cœur, vous ! » Tous les portraits des Castro-Reale et des Palmarosa pourront me dire qu’ils sont contents de moi ; ils ne me donneront pas plus de joie que ne m’en a donné cette parole de mon père l’artisan. »

Il entra prince dans cette maison dont il était sorti ouvrier quelques heures auparavant, et il franchit le seuil avec un sentiment de respect. Puis il vola auprès du lit de son père, croyant le trouver endormi. Mais Pier-Angelo était dans la chambre de Mila, qui n’avait pas dormi tant elle était inquiète de n’avoir pas vu rentrer son frère. Le vieillard se doutait bien que la princesse l’avait retenu : mais il ne savait comment faire accepter à Mila la probabilité de cette hypothèse. Michel se jeta dans leurs bras et y pleura avec délices. Pier-Angelo comprit ce qui s’était passé, et pourquoi le jeune prince de Castro-Reale lui donnait le nom de père avec tant d’effusion, et ne voulait pas souffrir qu’il l’appelât Michel, mais mon fils, à chaque parole.

Mila s’étonna beaucoup de ce que Michel, au lieu de l’embrasser avec sa familiarité accoutumée, lui baisait la main à plusieurs reprises en l’appelant sa sœur chérie.

« Qu’y a-t-il donc, Michel ? lui dit-elle, et pourquoi cet air respectueux avec moi ? Tu dis qu’il ne s’est rien passé d’extraordinaire, que tu n’as couru aucun danger cette nuit, et pourtant tu nous dis bonjour comme un homme qui vient d’échapper à la mort, ou qui nous apporte le paradis dans le creux de sa main. Allons ! puisque te voilà, nous sommes heureux comme des saints dans le ciel, c’est vrai ! car j’ai fait de bien mauvais rêves en t’attendant. J’ai réveillé ce pauvre Magnani deux heures avant le jour pour l’envoyer à ta recherche ; et il court encore. Il aura dû aller jusqu’à Bel-Passo, pour voir si tu n’étais pas avec notre oncle.

― Ce bon, ce cher Magnani ! s’écria Michel ; eh bien, j’irai à sa rencontre pour le rassurer et le revoir plus tôt. Mais, auparavant, je veux déjeuner avec vous deux, à notre petite table de famille ; manger ce riz que tu prépares si bien, Mila, et ces pastèques que ta main seule sait choisir.

― Voyez comme il est aimable les jours où il n’est pas fantasque ! dit Mila en regardant son frère. Quand il est dans ses accès d’humeur, rien n’est bon, le riz est trop cuit et les pastèques sont gâtées. Aujourd’hui tout sera délicieux, avant même qu’on y ait goûté.

― Je serai tous les jours ainsi, désormais, ma sœur chérie, répondit Michel ; je n’aurai plus d’humeur, je ne te ferai plus de questions indiscrètes, et j’espère que tu n’auras pas de meilleur ami que moi au monde. »

Dès qu’il fut seul avec Pier-Angelo, Michel se mit à genoux. « Donnez-moi votre bénédiction, lui dit-il, et pardonnez-moi de n’avoir pas toujours été digne de vous. Je le serai désormais, et si je venais à hésiter un instant dans le chemin du devoir, promettez-moi de me gronder et de m’enseigner plus sévèrement que vous ne l’avez fait jusqu’ici.

― Prince, dit Pier-Angelo, j’aurais été plus rude peut-être, si j’eusse été votre père ! mais…

― Ô mon père, s’écria Michel, ne m’appelez jamais ainsi, et ne me dites jamais que je ne suis pas votre fils. Sans doute je suis le plus heureux des hommes d’être le fils de la princesse Agathe ; mais ce serait mêler du fiel à mon bonheur que de vouloir m’habituer à n’être plus le vôtre ; et, si vous me traitez de prince, je ne veux jamais l’être ; je veux rester ouvrier !

― Eh bien, soit ! dit Pier-Angelo en le pressant contre sa poitrine ; restons père et fils comme nous étions, j’aime mieux cela : d’autant plus que j’en aurais gardé l’habitude malgré moi, quand même tu t’en serais offensé. Maintenant, écoute : je sais d’avance ce que tu vas me dire bientôt. Tu voudras m’enrichir. Je veux te dire d’avance que je te prie de ne pas me tourmenter là-dessus. Je veux rester ce que je suis ; je me trouve heureux. L’argent donne du souci ; je n’en ai jamais su garder. La princesse fera pour ta sœur ce qu’elle voudra ; mais je doute que la petite veuille sortir de sa condition, car, si je ne me trompe, elle aime notre voisin Antonio Magnani et compte n’en point épouser d’autre. Magnani ne voudra rien recevoir de toi, je le connais ; c’est un homme comme moi, qui aime son métier et qui rougirait d’être aidé quand il gagne ce dont il a besoin. Ne te fâche pas, mon enfant ; j’ai accepté hier la dot de ta sœur. Ce n’était pas encore le don d’un prince, c’était le salaire de l’artisan, le sacrifice d’un bon frère. J’en étais fier, et ta sœur, quand elle le saura, n’en sera point honteuse ; mais je n’ai pas voulu le lui dire. Elle ne l’eût jamais accepté, tant elle est habituée à regarder ton avenir d’artiste comme