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LE PICCININO.

une chose sacrée ; et l’enfant est obstinée, tu le sais.

« Quant à moi, Michel, tu me connais aussi. Si j’étais riche, je serais honteux de travailler. On croirait que c’est par ladrerie, et pour ajouter un peu de gain à mon avoir. Travailler sans y être forcé, je ne le pourrais pas non plus : je suis un animal d’habitude, un artisan routinier ; tous les jours seraient pour moi le dimanche, et autant qu’il m’est bon de m’égayer un peu à table le saint jour du repos, autant il me serait pernicieux de m’amuser tout le long de la semaine. L’ennui me prendrait, la tristesse par conséquent. Je tâcherais d’y échapper, peut-être, par l’intempérance, comme font tous ceux qui ne savent point lire et qui ne peuvent se récréer avec de belles histoires écrites. Il leur faut se nourrir le cerveau pourtant, quand le corps se repose, et c’est avec le vin qu’ils le nourrissent. Cela ne vaut rien, je le sais par expérience. Quand je vais à une noce, je m’amuse le premier jour, je m’y ennuie le second, je suis malade le troisième. Non, non ! il me faut mon tablier, mon échelle, mon pot à colle et mes chansons, pour que les heures ne me paraissent pas doubles. Si tu rougis de moi…

« Mais non, je n’achève pas, cela t’offense ; tu ne rougirais jamais de moi. En ce cas, laisse-moi vivre à ma guise, et, quand je serai trop vieux et trop impotent pour travailler, tu me recueilleras, tu me soigneras, j’y consens, je te le promets ! Je ne peux rien faire de mieux pour toi, j’espère ?

― Vos désirs me seront sacrés, répondit Michel, et je comprends bien qu’il m’est impossible de m’acquitter envers vous avec de l’argent ; ce serait trop facile de pouvoir, en un instant, et sans se donner aucune peine, se libérer d’une dette de toute la vie. Ah ! que ne puis-je doubler le cours de la vôtre, et vous rendre, aux dépens de mon sang, les forces que vous avez usées pour me nourrir et m’élever !

― N’espère pas me payer autrement qu’en amitié, reprit le vieux artisan. La jeunesse ne peut revenir, et je ne désire rien qui soit contraire aux lois divines. Si j’ai travaillé pour toi, c’est avec plaisir et sans jamais compter sur une autre récompense que le bonheur dont je te verrais faire un bon usage. La princesse sait ma manière de penser à cet égard-là. Si elle me payait ton éducation, elle m’en ôterait le mérite et l’orgueil ; car j’ai mon orgueil, moi aussi, et je serai fier d’entendre dire bientôt : « Quel bon Sicilien et quel bon prince que le Castro-Reale ! C’est pourtant ce vieux fou de Pier-Angelo qui l’a élevé ! » Allons, donne-moi ta main, et qu’il n’en soit plus question. Cela me blesserait un peu, je le confesse. Il paraît que le cardinal se meurt. Je veux que nous disions ensemble une prière pour lui, car il en a grand besoin ; c’était un méchant homme, et la femme qui te portait à l’hospice, quand, avec l’aide de mon frère le moine, nous t’avons enlevé de ses bras, m’avait la mine de vouloir te jeter à la mer plutôt que dans la crèche des orphelins. Prions donc de bon cœur ! Tiens, Michel, ce ne sera pas long ! »

Et Pier-Angelo, découvrant sa tête, dit d’une voix forte, et avec un accent de sincérité profonde : « Mon Dieu ! pardonnez-nous nos fautes et pardonnez à l’âme du cardinal Ieronimo, comme nous lui pardonnons nous-mêmes. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Michel, tu n’as pas dit amen ?

― Ainsi soit-il, du fond de mon cœur, » répondit Michel pénétré de respect pour la manière naïvement évangélique dont Pier-Angelo pardonnait à son persécuteur.

Car monseigneur Ieronimo avait été bien dur au pauvre artisan. Il n’avait eu que des soupçons sur lui, et pourtant il l’avait poursuivi, jeté en prison, ruiné, contraint, enfin, à l’exil volontaire : ce qui était la plus grande douleur que le bon Pierre pût éprouver. Mais à cette heure suprême, il ne se souvenait de rien de ce qui lui était personnel.

Comme Mila recommençait à s’inquiéter pour Magnani, qui ne rentrait point, Michel partit pour aller à sa rencontre. Toutes les cloches de la ville sonnaient l’agonie du prélat ; on disait des prières dans toutes les églises, et ce pauvre peuple opprimé, rançonné et durement châtié par lui à la moindre apparence de révolte, s’agenouillait dévotement sur les marches du parvis pour demander à Dieu de l’absoudre. Tous, sans doute, s’étaient réjouis intérieurement au premier son de la cloche, et devaient se réjouir encore au dernier. Mais les terreurs de l’enfer agissent si fortement sur ces vives imaginations, et l’idée d’un châtiment éternel est si effroyable, que les ressentiments de la vie disparaissaient devant cette menace que le tintement des cloches semblait faire planer sur toutes les têtes.

Michel, n’entendant point le glas final annoncer que la mort avait saisi sa proie, et prévoyant que sa mère ne quitterait le lit funèbre qu’à ce moment décisif, se dirigea vers la colline de Mal-Passo. Il voulait embrasser son ami et son oncle encore une fois avant de les voir saluer en lui le prince de Castro-Reale. Il redoutait surtout, de la part de Magnani, le moment où celui-ci s’armerait de fierté, et peut-être de froideur, dans la crainte injuste de ses dédains. Il tenait à lui demander d’avance la conservation de leur amitié, à en exiger la promesse solennelle, et à l’informer le premier de sa position après qu’il aurait cimenté cette fraternité sacrée entre eux en présence de Fra-Angelo.

Et puis, Michel pensait aussi au Piccinino. Il se disait qu’il n’y avait pas assez loin de Bel-Passo à Nicolosi pour qu’il ne pût aller trouver son frère avant qu’il eût rien entrepris contre la princesse et contre lui-même. Il ne pouvait se résoudre à attendre et à braver des vengeances qui pouvaient atteindre sa mère avant lui ; et, dût-il trouver le bâtard dans un accès de fureur pire que celui où il l’avait quitté, il regardait comme le devoir d’un fils et d’un homme d’en essuyer seul les premières conséquences.

Chemin faisant, Michel se souvint qu’il était peintre en voyant le soleil levant resplendir dans la campagne. Un sentiment de tristesse profonde s’empara de lui tout à coup ; son avenir d’artiste semblait finir pour lui, et, en repassant devant la grille de la villa Palmarosa, en regardant cette niche ornée d’une madone, d’où il avait salué les coupoles de Catane pour la première fois, son cœur se serra, comme si vingt ans, au lieu de douze jours, se fussent écoulés entre une vie arrivée à son dénouement et une aventureuse jeunesse, pleine de poésie, de craintes et d’espérances. La sécurité de sa nouvelle condition lui fit peur, et il se demanda avec effroi si le génie d’un peintre ne se trouverait pas mal logé dans le cerveau d’un riche et d’un prince. Que deviendraient l’ambition, la colère, la terreur, la rage du travail, les obstacles à vaincre, les succès à défendre, tous ces aiguillons puissants et nécessaires ? Au lieu d’ennemis pour le stimuler, il n’aurait plus que des flatteurs pour corrompre son jugement et son goût ; au lieu de la misère pour le forcer à la fatigue et le soutenir dans la fièvre, il serait rassasié d’avance de tous les avantages que l’art poursuit au moins autant que la gloire.

Il soupira profondément, et prit courage bientôt, en se disant qu’il serait digne d’avoir des amis qui lui diraient la vérité, et qu’en poursuivant ce noble but de la gloire il y pourrait porter, plus qu’auparavant, une abnégation complète des profits du métier et des jugements grossiers de la foule.

En raisonnant ainsi, il arriva au monastère. Les cloches du couvent répondaient à celles de la ville, et ce dialogue monotone et lugubre se croisait dans l’air sonore du matin, à travers les chants des oiseaux et les harmonies de la brise.

XLVII.

LE VAUTOUR.

Magnani savait tout ; car Agathe avait, sinon deviné, du moins soupçonné son amour, et, pour l’en guérir, elle lui avait raconté sa vie ; elle lui avait montré son passé flétri et désolé, son présent sérieux et absorbé par le sentiment maternel. En lui témoignant cette confiance et cette amitié, elle avait du moins guéri la secrète bles-