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LE PICCININO.

sure de sa fierté plébéienne. Elle avait fait comprendre délicatement que l’obstacle entre eux n’était pas la différence de leurs conditions et de leurs idées, mais celle de leurs âges et d’une destinée inflexible. Enfin, elle l’avait élevé jusqu’à elle en le traitant comme un frère, et si elle ne l’avait pas guéri tout à fait dès le premier effort, elle avait au moins effacé toute l’amertume de sa souffrance. Puis elle avait amené avec adresse le nom de Mila dans leur entretien, et, en comprenant que la princesse désirait leur union, Magnani s’était fait un devoir d’obéir à son vœu.

Ce devoir, il devait travailler à le remplir, et il sentait bien lui-même que, pour le punir de sa folie, Agathe lui indiquait la plus douce des expiations, pour ne pas dire la plus délicieuse. Comme il n’avait point partagé les inquiétudes de Mila à propos de l’absence de Michel, il était sorti uniquement pour lui complaire, et sans songer qu’il fût besoin d’aller à sa recherche. Il était venu trouver Fra-Angelo pour le consulter sur les sentiments de cette jeune fille, et pour lui demander ses conseils et son appui. Lorsqu’il arriva au monastère, la communauté récitait les prières des agonisants pour l’âme du cardinal, et il fut forcé d’attendre, dans le jardin aux allées de faïence et aux plates-bandes de laves, que Fra-Angelo pût venir le rejoindre. Cette lugubre psalmodie l’attrista, et il ne put se défendre d’un noir pressentiment en songeant qu’il venait caresser l’espoir des fiançailles au milieu d’une cérémonie funèbre.

Déjà la veille, avant de se séparer de Pier-Angelo, au retour du palais de la Serra, il avait sondé le vieux artisan sur les sentiments de sa fille. Pier-Angelo, charmé de cette espèce d’ouverture, lui avait dit naïvement qu’il le croyait aimé ; mais, comme Magnani se méfiait de son bonheur et n’osait prendre confiance, Pier-Angelo lui avait conseillé de consulter son frère le capucin, qu’il s’était habitué, bien qu’il fût son aîné, à regarder comme le chef de sa famille.

Magnani était bien troublé, bien incertain. Cependant une voix mystérieuse lui disait que Mila l’aimait. Il se rappelait ses regards furtifs, ses subites rougeurs, ses larmes cachées, ses pâleurs mortelles, ses paroles même, qui semblaient une affectation d’indifférence suggérée par la fierté. Il espéra ; il attendit avec impatience que les prières fussent finies, et quand Fra-Angelo vint le trouver il le pria de lui prêter attention, de lui donner conseil, et, avant tout, de lui dire la vérité sans ménagement.

« Voici qui est grave, lui répondit le bon moine : j’ai toujours eu de l’amitié pour ta famille, mon fils, et une haute estime pour toi. Mais es-tu bien sûr de me connaître et de m’aimer assez pour me croire, si les conseils que je te donne contrarient tes secrets désirs ? Car, nous autres moines, on nous consulte beaucoup et on nous écoute fort peu. Chacun vient nous confier ses pensées, ses passions, et même ses affaires, parce qu’on croit que des hommes sans intérêt direct dans la vie y voient plus clair que les autres. On se trompe. Nos conseils sont, la plupart du temps, ou trop complaisants ou trop austères pour être bons à suivre ou possibles à observer. Moi, je répugne aux conseils.

― Eh bien, dit Magnani, si vous ne me croyez pas capable de profiter de vos enseignements, voulez-vous me promettre de répondre sans hésitation et sans ménagement, à une question que je vais vous adresser ?

― L’hésitation n’est pas mon fait, ami. Mais, faute de ménagement, on peut faire beaucoup souffrir ceux qu’on aime, et tu veux que je sois cruel envers toi ? Tu mets mon affection à une cruelle épreuve !

― Vous m’effrayez d’avance, père Angelo. Il me semble que vous avez déjà deviné la question que je vais vous faire.

― Dis toujours, pour voir si je ne me trompe pas.

― Et vous répondrez ?

― Je répondrai.

― Eh bien, dit Magnani d’une voix tremblante, ferais-je bien de demander à votre frère la main de votre nièce Mila ?

― Précisément, voilà ce que j’attendais. Mon frère m’a parlé de cela avant toi. Il pense que sa fille t’aime ; il croit l’avoir deviné.

― Mon Dieu ! s’il était vrai ! dit Magnani en joignant les mains. »

Mais la figure de Fra-Angelo resta froide et triste.

« Vous ne me jugez pas digne d’être l’époux de Mila, reprit le modeste Magnani. Ah ! mon frère, il est vrai ! mais si vous saviez comme j’ai la ferme intention de le devenir !

― Ami, répondit le moine, le plus beau jour de la vie de Pier-Angelo et de la mienne serait le jour où tu deviendrais l’époux de Mila, si vous vous aimez ardemment et sincèrement tous les deux ; car, nous autres religieux, nous savons cela : il faut aimer de toute son âme l’épouse à laquelle on se donne, que ce soit la famille ou la religion. Eh bien, je crois que tu aimes Mila, puisque tu la recherches ; mais je ne sais point si Mila t’aime et si mon frère ne se trompe point.

― Hélas ! reprit Magnani, je ne le sais pas non plus.

― Tu ne le sais pas ? dit Fra-Angelo en fronçant légèrement le sourcil, elle ne te l’a donc jamais dit ?

― Jamais !

― Et pourtant, elle t’a accordé quelques innocentes faveurs ? Elle s’est trouvée seule avec toi ?

― Par rencontre ou par nécessité.

― Elle ne t’a jamais donné de rendez-vous ?

― Jamais !

― Mais hier ? hier, au coucher du soleil, elle ne s’est pas promenée avec toi de ce côté-ci ?

― Hier, de ce côté-ci ? dit Magnani en pâlissant ; non, mon père.

― Sur ton salut ?

― Sur mon salut et sur mon honneur !

― En ce cas, Magnani, il ne faut point songer à Mila. Mila aime quelqu’un, et ce n’est pas toi. Et, ce qu’il y a de pire, c’est que ni son père, ni moi, ne pouvons le deviner. Plût au ciel qu’une fille si dévouée, si laborieuse et si modeste jusqu’à ce jour, eût pris de l’inclination pour un homme tel que toi ! Vous eussiez noblement élevé une famille, et votre union eût édifié le prochain. Mais Mila est un enfant, et un enfant romanesque, j’en ai peur. Désormais on veillera sur elle avec plus de soin ; j’avertirai son père, et toi, homme de cœur, tu te tairas, tu l’oublieras.

― Quoi ! s’écria Magnani, Mila, le type de la franchise, du courage et de l’innocence, aurait déjà une faute à se reprocher ? Mon Dieu ! la pudeur et la vérité n’existent donc plus sur la terre ?

― Je ne dis pas cela, répondit le moine : j’espère que Mila est pure encore ; mais elle est sur le chemin de sa perte si on ne la retient. Hier, au coucher du soleil, elle passait ici, seule et parée ; elle évitait ma rencontre, elle refusait de s’expliquer, elle essayait de mentir. Ah ! j’ai bien prié Dieu cette nuit pour elle, mais je n’ai guère dormi !

― Je garderai le secret de Mila, et je ne penserai plus à elle, dit Magnani atterré. »

Mais il continua à y penser. Il était dans sa nature douloureuse et forte, mais ennemie de toute confiance fanfaronne, de marcher toujours au-devant des obstacles, et de s’y arrêter sans savoir ni les franchir, ni les abandonner.

Michel arriva en cet instant ; il semblait avoir subi une transformation magique depuis la veille, quoique son habit d’artisan fût resté sur ses épaules ; mais son front et ses yeux s’étaient agrandis, ses narines aspiraient l’air plus largement, sa poitrine semblait s’être développée dans une nouvelle atmosphère. La fierté, la force et le calme de l’homme libre resplendissaient sur sa physionomie.

« Ah ! lui dit Magnani en se jetant dans les bras que lui tendait le jeune prince, ton rêve est déjà accompli, Michel ! C’était un beau rêve ! le réveil est encore plus beau. Moi, je me débattais contre un cauchemar que ton bonheur fait évanouir, mais qui me laisse éperdu et brisé de fatigue. »