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LE POËME DE MYRZA.

mais l’éléphant, ayant pris des fruits dans sa main, le suivit, obéissant à sa parole, et cueillant à son tour les fruits et les fleurs sur les branches les plus élevées pour les lui offrir avec sa trompe. Le chameau arriva, et, pliant les genoux, offrit son dos à l’étranger, et le porta dans la vallée. Alors les Esprits, transportés de colère, s’assemblèrent sur une cime élevée ; ils réunirent leurs efforts pour créer un monstre qui surpassât en laideur, en force et en cruauté les monstres les plus hideux qu’eût produits la terre. Mais comme le Seigneur, qui jusqu’alors avait habité avec eux, s’était retiré, ils ne purent rien créer d’abord. Enfin, après beaucoup de conjurations adressées aux éléments qu’ils croyaient gouverner, ils firent sortir de terre un dragon redoutable, et le forcèrent avec des menaces de marcher contre la créature de Dieu. Mais celle-ci, le voyant venir, monta sur le cheval, appela l’hippopotame, le taureau, et tous les animaux forts de la terre et de la mer, et les oiseaux forts du ciel, et tous se rangèrent autour d’elle comme une armée. Le cheval bondit d’orgueil sous son maître, et le porta comme un roi à la rencontre de l’ennemi. Alors le dragon épouvanté revint vers ceux qui l’avaient envoyé, et leur dit : — Vous voyez ce qui arrive ; toutes les créatures se rangent sous sa loi, celui-ci est le roi de la terre, et l’esprit de Dieu est en lui. Et le dragon étendant ses ailes, l’Esprit de ténèbres qui était en lui s’envola, et sa dépouille restant par terre, l’étranger la ramassa, la regarda, et s’en fit un vêtement pour traverser les régions froides.

Car elle continua sa course vers le nord, et parcourut le monde entier, se construisant partout des chariots avec les arbres des forêts et les métaux de la terre ; mangeant de tous les fruits ; se faisant aimer et servir par toutes les créatures ; traversant les fleuves à la nage, ou sur des nacelles que son adresse improvisait ; s’habituant à tous les climats ; prenant son sommeil à l’ombre des forêts, à l’abri dans les grottes, ou dans des tentes de feuillage qu’elle dressait au coucher du soleil ; sachant tirer le feu d’un caillou ou d’une branche sèche, et partout louant l’Éternel, chantant ses bienfaits, et implorant son appui.

Quand cet être singulier eut fait le tour de la terre et s’y fut installé comme dans son domaine, les Esprits de révolte, enchaînés jusque-là par la curiosité, résolurent de détruire ce qu’ils croyaient être leur ouvrage, et de bouleverser le globe, afin d’anéantir leur ennemi avec lui. — Ouvre une crevasse sous ses pieds, dirent-ils à la terre, et dévore-le dans la gueule béante de tes abîmes. — Mais la terre refusa d’obéir, et répondit : Celui-ci est l’envoyé de Dieu, le roi de la création. Ils dirent au volcan de l’envelopper d’un lac de feu et de faire pleuvoir sur lui des pierres embrasées ; mais le volcan refusa, et répondit comme la terre. La mer refusa d’inonder, et l’air de laisser passer la foudre. Alors les Esprits virent qu’ils n’avaient plus de pouvoir, et, feignant de se soumettre à l’envoyé de Dieu, ils s’offrirent au Seigneur pour être les ministres de son favori. Mais Dieu, connaissant leur dessein, répondit : La mer ne sortira plus de ses bornes, la terre ne quittera plus la voie que je lui ai tracée dans l’espace, la soleil ne s’éteindra plus, l’air ne sera plus infecté de miasmes fétides ; vous serez enchaînés à jamais, et vous obéirez en esclaves, non pas à mon envoyé, mais à l’ordre que je vous assigne, et qui est ma parole, la loi éternelle de l’univers. Quant à celui-ci, que vous ne connaissez pas, c’est mon œuvre, et je l’ai faite en souriant pour vous railler et vous montrer que par vous-mêmes vous ne pouvez rien. Je lui ai donné les besoins des animaux, un corps frêle, sans défense et sans vêtement ; je l’ai mise nue sur la terre. Et vous voyez qu’en un jour elle a eu des chaussures, des vêtements, des esclaves, de quoi pourvoir à tous ses besoins, et régner sur la force sans posséder la force. Vous n’avez pas compris où était sa puissance, et voyant qu’elle n’avait les avantages naturels d’aucun animal, vous vous êtes demandé comment elle savait gouverner l’instinct de tous les animaux et leur commander. C’est que j’ai mis en elle une étincelle de mon esprit, et qu’elle est à la fois corps et intelligence, matière et lumière. Allez, et que le monde soit son héritage. Elle ne vous commandera pas, car elle pourrait, comme vous, s’enivrer d’orgueil et succomber à son tour. Allez, et sachez le nom du plus beau de mes anges, c’est l’homme.

II

La terre devint donc l’apanage de l’homme : il n’avait ni ailes d’or, ni auréole de lumière ; il ne pouvait contempler les splendeurs du tabernacle de Jéhovah ; mais la part d’intelligence qu’il avait reçue était si grande, qu’il savait toutes les merveilles de l’univers sans les avoir jamais vues, et qu’il aimait Dieu et le servait mieux que les Séraphins brûlants qui environnent son trône. Son âme voyait ce que les yeux de son corps ne pouvaient apercevoir. Il devinait par la réflexion les plus profonds mystères de la nature, et sa pensée était plus rapide que l’éclair.

Ce que voyant, les Esprits jaloux se disaient entre eux : Dieu a fait pour celui-ci plus que pour nous tous. Le plus petit insecte, il est vrai, s’élève plus haut que lui dans l’air qu’il respire ; mais le plus puissant des Archanges ne saurait monter aussi hardiment et aussi vite dans l’éther de l’immensité que l’esprit de l’homme par sa volonté.

Et Dieu, se complaisant dans son ouvrage, créa beaucoup d’autres hommes semblables au premier, et en couvrit la face de la terre, en leur disant : La terre est à vous, cultivez-la, et vivez de ses fruits. Gouvernez les animaux ; les espèces ne périront plus, la terre ne sera plus ravagée, les plantes et les animaux se reproduiront toujours, et vous, vous ne mourrez point.

Les hommes vivaient ensemble, et ils étaient heureux ; ils ne connaissaient pas le mal, et ils étaient purs, sans avoir la vanité de savoir qu’ils l’étaient ; car ils l’étaient tous également, et ils ne s’imagnaient point que la source de leur grandeur fût en eux-mêmes. Ils adoraient le Seigneur, et se servaient de ses dons avec frugalité. Ils respectaient la vie des animaux, et n’employaient leur dépouille à leur usage que lorsque les animaux mouraient selon les lois de la nature. Ils considéraient les bêtes comme des productions choisies de la matière, qui, étant douées de sensibilité et d’une sorte de volonté, avaient des droits sacrés à leur protection. Les bêtes ne s’enfuyaient pas à leur approche, et comme le chien obéit encore aujourd’hui à son maître et comprend ses ordres, le lion, le castor et tous les autres animaux comprenaient le geste, le regard et l’autorité de l’homme ; ils l’aidaient à bâtir des maisons, des temples, à exécuter des migrations sur les continents, à cultiver la terre, à travailler les métaux et à les façonner, non en vile monnaie ou en armes cruelles, mais en instruments de travail et en ornements pour les temples.

Or, tout était commun parmi les hommes, le travail et les fruits de la terre. Ils se regardaient tous comme vivant sous la volonté de Dieu, chargés de veiller à l’équilibre de cette nature dont ils étaient rois ; ils s’occupaient sans cesse à réparer les ravages des précédents cataclysmes, à dessécher les marais fétides qui corrompaient l’air et engendraient trop de reptiles et d’insectes, à ouvrir des canaux pour l’écoulement des lacs et des étangs, à rassembler en troupeaux les animaux trop nombreux sur certains points du globe, et à les conduire vers d’autres régions désertes, à distribuer de même la végétation selon les climats qui lui convenaient ; car, avant l’homme, la matière, livrée à sa vorace faculté de produire, s’épuisait sans cesse, et, renaissant de ses propres débris, offrait partout des ruines auprès des créations nouvelles. Cet homme, que les Esprits des terribles éléments avaient pris d’abord pour un souffle débile dans le corps d’une bête avortée, devint donc, sans autre magie et sans autre prestige que sa patience et son industrie, plus puissant que les éléments eux-mêmes. La terre fut bientôt un jardin si beau et si fé-