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LE POËME DE MYRZA.

cond, que les anges du ciel venaient s’y promener, et ne pouvant converser directement avec les hommes, parce que Dieu l’avait défendu, ils chantaient doucement dans les brises et dans les flots, et les hommes les voyaient alors en songe avec les yeux de l’âme.

Mais il arriva que, la terre étant pacifiée et embellie, et l’ordre des saisons réglé, le travail devint moins actif. Les hommes eurent plus de temps à donner à la prière et à la méditation : leur nombre n’augmentait pas et ne diminuait pas ; il avait été calculé par l’Éternel, pour opérer les grands travaux, qui se terminaient maintenant, et l’esprit humain commençait à souffrir de sa propre force, et à désirer quelque chose au delà de ce qu’il possédait. Les hommes voulaient, pour faire cesser leur inquiétude, que Dieu leur accordât un don ; mais ils ne savaient lequel, car ils ne souffraient que parce qu’ils ne manquaient plus de rien.

Leur sommeil devint moins paisible ; durant les belles nuits d’été, ils s’asseyaient par groupes sur les hauteurs, et au lieu de contempler avec bonheur, comme autrefois, le cours des astres et la beauté de la voûte céleste, ils soupiraient tristement, et dans leurs cantiques éplorés ils demandaient à Dieu de faire cesser leur ennui.

Alors il y en eut qui dirent : — Les bêtes souffrent les maladies du corps, et elles meurent ; les hommes ne sont pas soumis aux maux de la chair, et ne meurent pas. Bénissons Dieu. Mais l’esprit de l’homme souffre une douleur dont il ne sait pas le remède. Demandons à Dieu qu’il nous ôte la réflexion, et nous laisse seulement l’intelligence nécessaire pour commander aux animaux.

Mais cet avis fut combattu par quelques-uns, qui considéraient la richesse de leur intelligence comme ce qu’ils avaient de plus précieux au monde.

Il y en eut alors d’autres qui s’avisèrent d’un désir plus noble, et dirent : — Nous avons comparé le sommeil paisible des bêtes aux aspirations de nos veilles brûlantes, et nous avons découvert les causes de nos ennuis ; dépêchons les oiseaux en messagers aux hommes de tous les pays. Et quand la foule, accourue de toutes parts, se fut réunie autour de ces sages, debout sous le portique des temples, ils parlèrent ainsi :

— Le malheur de l’homme ne vient pas d’une cause accidentelle ; cette cause est son organisation défectueuse et le triste destin qu’il accomplit dans l’univers. C’est un être borné dans ses jouissances, quoique infini dans ses désirs. Il souffre, et ne sait comment se guérir : cela est injuste, car les animaux connaissent la plante qui doit leur rendre l’appétit lorsqu’ils l’ont perdu, et l’âme de l’homme ne peut embrasser le but de ses vagues désirs. Mais ce n’est pas le seul avantage que les bêtes aient sur nous. Elles sont divisées en sexes différents ; c’est pourquoi elles se cherchent, se rapprochent et s’unissent dans une extase qui les élève au-dessus d’elles-mêmes, et qui nous est inconnue. Le charme qui les attire est si puissant, qu’il n’est aucune caresse, aucune menace de l’homme, aucun attrait de la gourmandise, aucune injonction de la faim qui les empêche de courir au fond des bois et des vallées à la suite les unes des autres. Le tigre ou le lion enfermé loin de sa compagne se couche en rugissant, et semble renoncer à la vie, car il refuse toute nourriture. Le cheval séparé de la cavale, le taureau de la génisse, au temps de leurs amours, deviennent indociles, et brisent les chariots. Tous devinent l’approche de leur compagne : le loup sent venir la louve du fond des forêts ténébreuses, le chien hurle et tressaille à l’arrivée de la lice sans la voir ni l’entendre ; l’oiseau sait se frayer une route au travers des plaines immenses de l’air pour aller rejoindre sa compagne : il n’a vu qu’un point noir vers l’horizon, et pourtant il ne se trompe pas ; l’ibis ne court point après la grue, ni le chardonneret après la mésange. Qui donc leur enseigne ces merveilleux instincts qui ne sont pas donnés à l’homme ? C’est l’amour qu’ils ont pour un sexe différent du leur.

Quant à nous, nous ne connaissons pas ces sublimes extases, ces transports de joie et ces caresses enivrantes : nous aimons à converser ensemble, à partager nos repas ; mais cette amitié n’est pas assez puissante pour que la séparation soit désespérée, ni pour que le battement du coeur nous annonce l’approche de l’ami absent. Nous n’avons que des peines légères et des joies tièdes. Dieu seul, Dieu notre immortel principe, nous ravit d’une joie inaccoutumée ; mais pouvons-nous toujours penser à lui ? Sa grandeur, que nous adorons, nous défend-elle de comparer notre destinée à celle des autres créatures, et de leur envier les biens que nous n’avons pas ?

D’autres hommes se levèrent à leur tour, et dirent :

— Les bêtes ont encore un avantage que nous n’avons pas. Elles se reproduisent d’elles-mêmes, elles donnent la vie à des créatures de leur espèce, qui sont leur chair et leur sang. Il y a plusieurs siècles, avant que la terre fût tranquille et féconde, la reproduction nous semblait une tâche pénible, un sceau de misère imprimé à la matière. Nous avions compassion de la jument obligée de porter son fruit dans son flanc durant le cours de plusieurs lunes, de la perdrix forcée de couver patiemment ses œufs et de les féconder par la chaleur de son sein. Nous pensions que l’homme avait assez de cultiver la terre et de protéger les animaux ; que Dieu, dans sa sagesse l’avait dispensé du rude travail de la génération, et lui avait donné l’immortalité, la jeunesse et la santé éternelle, pour marquer sa royauté sur la terre. Mais aujourd’hui nos grands travaux sont accomplis. Les animaux, libres et paisibles sous notre domination, s’aiment avec plus de bonheur encore, et nous voyons en eux des joies et des forces que nous n’avons pas. Nous admirons le soin avec lequel l’hirondelle nourrit sa compagne accroupie sur ses œufs, nous admirons surtout la mère qui décrit de grands cercles dans les cieux pour attraper une pauvre mouche, dont elle se prive afin de l’apporter à ses enfants, car les oiseaux à cette époque sont maigres et malades ; mais le gazouillement de leurs oisillons semble les réjouir plus que toutes les graines d’un champ, et plus encore peut-être que les caresses de l’amour. Les plus faibles créatures acquièrent alors une folle audace pour la défense de ce qu’elles ont de plus cher : la brebis défend son agneau contre le loup, et la poule, cachant ses poussins sous son aile, glousse avec colère quand le renard approche ; c’est elle qui meurt la première, et l’ennemi est forcé de passer sur son cadavre pour s’emparer de la famille abandonnée.

Tout cela n’est-il pas digne d’admiration ? et s’il y a des fatigues et des douleurs attachées à ces devoirs, n’y a-t-il pas des ravissements et des émotions qui les rachètent ? Quand ce ne serait que pour chasser l’ennui que nous éprouvons, ne devrions-nous pas les demander à Dieu ?

Quand ceux-là eurent dit, il y en eut d’autres qui répondirent : — Avez-vous songé à ce que vous proposez ? Si l’homme se reproduisait sans cesser d’être immortel, la terre ne pourrait bientôt lui suffire. Voulez-vous accepter la maladie, la vieillesse et la mort en échange des biens et des maux dont vous parlez ? Lequel de nous peut concevoir l’idée de mourir ? N’est-ce pas demander à Dieu qu’il fasse de nous la dernière créature du monde ? Lequel de nous voudra renoncer à être ange ?

— Nous ne sommes pas des anges, reprirent les premiers. Les anges que nous voyons dans nos rêves ont des ailes pour parcourir l’immensité, et quoiqu’ils se révèlent à nous sous une forme à peu près semblable à la nôtre, cette forme n’est pas saisissable ; nous ne pouvons les retenir au matin, lorsqu’ils s’éloignent ; nous embrassons le vide, ils nous échappent comme notre ombre au soleil. Ils n’ont de commun avec nous que l’esprit, lequel n’est que la moitié de nous-mêmes. Nous appartenons à la terre où notre corps est à jamais fixé. Si nous sommes condamnés à la misère d’exister corporellement, pouvons-nous sans injustice être privés des avantages accordés aux autres animaux ? Pourquoi serions-nous imparfaits et déshérités du bonheur qui leur est échu ?