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SIMON.

choses. On s’aperçut bientôt dans le pays qu’il n’y avait pas tant à gagner avec lui qu’on se l’était imaginé. Il était impossible de le tromper ; et quand il avait supputé, à un centime près, la valeur d’un objet, il déclarait généreusement que le gain du marchand devait être de tant. Ce tant, tout équitable qu’il était, la plume à la main, était si peu de chose au prix de ce qu’on avait espéré arracher de sa vanité, qu’on était fort mécontent. Mais on n’osait pas le dire : car on voyait bien que le comte était encore généreux (retiré des affaires comme il l’était) de discuter tout bas les secrets du métier et de ne pas les révéler à ses pareils. À ces vexations honnêtes, il joignait les formes d’une obséquieuse politesse contractée en Italie, le pays des révérences et des belles paroles. Les mauvais plaisants de l’endroit prétendaient que lorsqu’on allait lui rendre visite, dans la précipitation avec laquelle il offrait une chaise et sa protection, il lui arrivait souvent encore de faire à la hâte un cornet de papier pour présenter la cannelle ou la cassonade qu’il était habitué à débiter. Du reste, on le disait bon homme, serviable, incapable d’un mauvais procédé. On avait espéré trouver en lui un supérieur avec tous les avantages y attachés. Il fallait bien se contenter de n’avoir affaire qu’à un égal. Les ouvriers de Fougères employés à la journée étaient les plus satisfaits ; ils étaient surveillés de près, à la vérité, par des agents sévères, mais ils avaient leurs deux sous d’augmentation de salaire, et chaque fois que le comte venait donner un coup d’œil aux travaux, ils avaient copieusement pour boire. Il eût pu avoir tous les vices, on l’eût porté en triomphe s’il l’eût voulu.

Quant à mademoiselle de Fougères, on n’en disait absolument rien, sinon que c’était une très-belle personne, ne parlant pas français. On attribuait à cette ignorance de la langue sa réserve et son absence de liaison avec les femmes du pays. Cependant quelques beaux esprits, qui prétendaient savoir l’italien, ayant essayé de lier conversation avec elle, ne l’avaient pas trouvée moins laconique dans ses réponses. M. de Fougères, qui semblait inquiet lorsqu’on parlait à sa fille, non de ce qu’on lui disait, mais de ce qu’elle allait répondre, cherchait à pallier la sécheresse de ses manières en disant aux uns qu’elle était fort timide et craignait de faire des fautes de français ; aux autres, qu’elle n’était pas habituée à parler l’italien, mais le dialecte de Venise et de Trieste.

Simon, pressé par M. Parquet de faire son début au barreau, s’en abstint pendant tout l’hiver. Ce ne fut chez lui ni l’effet de la paresse ni celui du dégoût. Le métier d’avocat lui inspirait, il est vrai, une extrême répugnance, mais il ne voulait pas se soustraire à la tâche pénible de la vie. Aux heures où les flatteries de l’ambition faisaient place au spectacle de la nécessité aride, quand cette montagne d’ennuis et de misères s’élevait entre lui et le but inconnu et chimérique peut-être de ses vagues désirs, il se raidissait contre la difficulté et comparait sa destinée au calvaire que tout homme de bien doit gravir courageusement, sans se demander si le terme du voyage sera le ciel ou la croix, la potence ou l’immortalité.

Le retard qu’il voulait apporter à ses débuts ne fut fondé d’abord que sur le besoin de repos physique et intellectuel, puis sur la crainte de n’être pas suffisamment éclairé touchant les devoirs de sa nouvelle profession. Il avait jusque-là étudié la lettre des lois ; maintenant il en voulait pénétrer l’esprit, afin de l’observer ou de le combattre, selon qu’il conviendrait à sa conscience et à sa raison de le faire. Enfermé dans sa cabane, durant les soirs d’hiver, avec les livres poudreux que lui prêtait M. Parquet, il lisait quelques pages et méditait durant de longues heures. Son imagination se détournait bien souvent de la voie et faisait de fougueux écarts dans les espaces de la pensée. Mais ces excursions ne sont jamais sans fruit pour une grande intelligence, elle y va en écolier, elle en revient en conquérant. Simon pensait qu’il y a bien des manières d’être orateur, et que, malgré les systèmes arrêtés de M. Parquet sur la forme et sur le fond, chaque homme doué de la parole a en soi ses moyens de conviction et ses éléments de puissance propres à lui-même. Ennemi-né des discussions inutiles, il écoutait les leçons et les préceptes de son vieil ami avec le respect de la jeunesse et de l’affection ; mais il notait, dans le secret de sa raison, les objections qu’il eût faites à un disciple, et renfermait le secret de sa supériorité autant par prudence que par modestie. Une seule fois, il s’était laissé aller à discuter un point de droit public, et Parquet, frappé de la hardiesse de ses opinions, s’était écrié : « Diable ! mon cher ami, quand on pense ainsi, il ne faut pas le dire trop tôt. Avant de faire le législateur, il faut se résoudre à être légiste. Si un homme célèbre se permet de censurer la loi, on l’écoute ; mais si un enfant comme vous s’en avise, on se moque de lui.

— Vous avez raison, répondit Simon ; et il se tut aussitôt.

Cependant, décidé à ne pas suivre une routine pour laquelle il ne se sentait pas fait, il voulait se laisser mûrir autant que possible. Rien ne le pressait plus de se lancer dans la carrière, maintenant qu’il était reçu avocat, qu’il n’avait plus de dépense à faire, et qu’il était sûr de s’acquitter quand il voudrait. D’ailleurs, il travaillait à faire des extraits, des recherches et des analyses, pour aider M. Parquet dans son travail, et celui-ci s’en trouvait si bien qu’il était obligé de faire un effort de générosité et de désintéressement pour l’engager à travailler pour son propre compte.

Durant cet hiver, qui fut assez doux pour le climat, Simon eut soin d’éviter la rencontre du comte de Fougères. Malgré les prévenances dont l’accablait ce gentilhomme, il ne sentait aucune sympathie pour lui. Il y avait dans son extérieur une absence de dignité qui le choquait plus que n’eût fait la morgue seigneuriale d’un vrai patricien. Il lui semblait toujours voir, dans les concessions libérales de son langage et dans la politesse insinuante de ses manières, la peur d’être maltraité dans une nouvelle révolution et d’être forcé de retourner à son comptoir de Trieste.

Mademoiselle de Fougères menait une vie assez étrange pour une jeune personne. Elle semblait aimer la solitude passionnément, ou goûter fort peu la société de la province. Du moins elle ne paraissait dans le salon de son père que le temps strictement nécessaire pour en faire les honneurs, ce dont elle s’acquittait avec une politesse froide et silencieuse. Elle n’accompagnait pas son père dans ses fréquents voyages, et restait enfermée dans sa chambre avec des livres, ou montait à cheval escortée d’un seul domestique. Quelquefois elle venait à Fougères faire une visite à mademoiselle Parquet, ou donner un coup d’œil rapide aux travaux du château. Il lui arrivait parfois alors de sortir avec Bonne pour faire une promenade à pied dans la montagne, ou même de s’enfoncer dans les ravins, à cheval et entièrement seule.

Simon, qui, malgré le froid et les glaces, continuait son genre de vie errante et rêveuse, la rencontra quelquefois dans les lieux les plus déserts, tantôt galopant sur le bord du torrent avec une hardiesse téméraire, tantôt immobile sur un rocher, tandis que son cheval fumant cherchait, sous le givre, quelques brins d’herbe aux environs. Lorsqu’elle était surprise dans ses méditations, elle se levait précipitamment, appelait son cheval, qu’elle avait dressé comme un chien à venir au nom de Sauvage, lui ordonnait de se tendre sur les jambes afin qu’elle pût atteindre à l’étrier sans le secours de personne, et, se lançant au milieu des rochers ou sur le versant glacé des collines, elle disparaissait avec la rapidité d’une flèche. Ces rencontres avaient un caractère romanesque qui plaisait à Simon, quoiqu’il n’y attachât pas plus d’importance que ces petits incidents ne méritaient.

Cependant, malgré le sentiment d’orgueil qui l’empêchait de s’abandonner à l’attrait d’une beauté placée hors de sa sphère, et destinée sans doute à n’avoir jamais pour lui qu’un dédain insolent s’il essayait de franchir la ligne chimérique qui les séparait, Simon ne pouvait défendre son imagination d’accueillir un peu trop obstinément l’image de cette personne fantastique. C’était une si belle créature, que tout être doué de poésie devait lui rendre hommage, au moins un hommage d’artiste, calme,