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SIMON.

désintéressé, sincère ; et Simon était plus poëte et plus artiste qu’il ne croyait l’être.

Peu à peu cette image devint si importune, qu’il désira s’en débarrasser, et appeler à son secours l’impression pénible qu’elle lui avait faite au premier abord. Il chercha un motif d’antipathie à lui opposer et fit des questions sur son compte, afin d’entendre répéter qu’elle semblait hautaine et froide. En outre, on blâmait beaucoup dans le pays ses courses à cheval et son genre de vie solitaire. En province, tout ce qui est excentrique est criminel. Cependant l’attrait de curiosité qui, chez Simon, se cachait sous ses efforts d’aversion, ne fut pas satisfait par les réponses vagues qu’il obtint. Il se résolut à presser de questions mademoiselle Bonne, qui seule semblait connaître un peu l’étrangère. Jusque-là, Bonne avait détourné la conversation lorsqu’il s’était agi de sa mystérieuse amie ; mais, lorsque Simon insista, elle lui répondit avec un peu d’humeur :

« Cela ne vous regarde pas. Quel que soit le caractère de mademoiselle de Fougères, il ne lui plaît pas apparemment qu’on le juge, puisqu’elle ne le montre pas. Elle m’a priée, une fois pour toutes, de ne jamais redire à personne un mot de nos conversations, quelque puériles et indifférentes qu’elles pussent être. Il y a bien des choses dans son caractère que je ne comprends pas ; elle a beaucoup plus d’esprit que moi. Qu’il vous suffise de savoir que c’est une personne que j’estime et que j’aime de toute mon âme. » Simon essaya de la faire parler en piquant son amour-propre. « Si vous voulez que je vous dise ma pensée, chère voisine, reprit-il, vous saurez que je doute fort de votre intimité avec mademoiselle de Fougères. Je croirais presque qu’il y a de votre part un peu de vanité, je ne dis pas à être liée avec notre future châtelaine, mais à être la seule confidente d’une personne si réservée dans sa conduite et dans ses paroles. D’abord, permettez-moi de vous demander en quelle langue s’expriment ces épanchements de vos âmes, car mademoiselle de Fougères ne sait pas, à ce que l’on dit, assembler trois phrases de la nôtre. »

Mais cet artifice ne réussit point. Bonne se prit à sourire et lui répondit : « Êtes-vous bien sûr que je ne sache pas l’italien ? » Il fut impossible d’en obtenir autre chose.

VI.

Par une belle matinée du printemps de 1825, Simon étant sorti avec son fusil donna la chasse à un de ces milans de forte race qu’on trouve dans la Marche. Cousins germains de l’aigle, presque aussi grands que lui, ils en ont le courage et l’intelligence. Les enfants qui peuvent s’en emparer dans le nid les élèvent et les habituent à chasser les souris de la maison. Ils deviennent très-familiers et très-doux. J’en ai vu un qui prenait très-délicatement des mouches sur le visage d’un enfant endormi, en l’effleurant de ce bec terrible dont il déchirait les lapereaux et les couleuvres.

Simon, ayant cru blesser légèrement sa proie, la vit s’éloigner et se perdre, et continua sa promenade. Au bout de quelques heures, il repassa par la même gorge ; et comme il pensait à tout autre chose, il vit tout à coup mademoiselle de Fougères qui descendait précipitamment la colline au-dessus de lui, en lui criant : « Arrêtez-le, arrêtez-le ! il est à vos pieds ! » Il crut qu’elle avait laissé échapper son cheval et se pencha sur le ravin pour le chercher ; mais il n’aperçut rien, et, reportant ses regards sur mademoiselle de Fougères, il vit qu’elle venait à lui en courant toujours, et qu’elle avait les mains et la figure ensanglantées. Soit l’effet de la compassion qu’éprouve un noble cœur à l’aspect de la souffrance, soit la douleur de voir une si belle créature en cet état, Simon fut surpris d’une angoisse inexprimable en pensant qu’elle venait de faire une chute de cheval. Il s’élança vers elle pour la secourir ; mais son visage n’exprimait point la souffrance : elle avait le teint animé d’un éclat que Simon ne lui avait pas encore vu, et, riant d’un rire juvénile, elle lui montrait une touffe de bruyères vers laquelle elle se hâtait d’arriver en criant : « Il est là ! courez donc dessus ! » Avant que Simon eût pu comprendre de quoi il s’agissait, elle s’élança sur sa proie et jeta dessus son écharpe de soie, que l’oiseau mit en pièces en se débattant. C’était le milan royal que Simon avait démonté le matin, et qu’il avait perdu. Il se hâta de faire cesser le combat furieux qu’il livrait à la jeune amazone, et dans lequel tous deux montraient un courage et un acharnement singuliers ; l’oiseau, renversé sur le dos, se défendait avec désespoir des ongles et du bec ; la jeune fille, malgré les blessures qu’elle recevait, s’obstinait à le saisir et semblait résolue à se laisser déchirer plutôt que de renoncer à sa conquête. Simon le vainquit, lui lia les pieds avec sa cravate, et, le prenant par le bec, le présenta à mademoiselle de Fougères. Accablée de fatigue, elle s’était jetée sur la bruyère, et son cœur palpitait si fort que Simon en pouvait distinguer les battements : elle était déjà redevenue pâle. Simon jeta le milan à ses pieds, et, s’agenouillant près d’elle avec vivacité, lui demanda si elle était grièvement blessée.

« Je n’en sais rien, répondit-elle, je ne crois pas.

— Mais vous êtes couverte de sang ?

— Bah ! c’est le sang de cette bête rebelle.

— Je vous assure qu’elle vous a déchirée ; vos gants sont en lambeaux. »

Sans attendre sa réponse, il lui prit la main et, lui retirant ses gants avec précaution, il vit qu’elle avait reçu des entailles profondes.

— Vous voyez que c’est bien votre sang, lui dit-il d’une voix émue et cherchant à l’étancher.

— Bon ! dit-elle, je ne m’en suis pas aperçue. Je voulais l’avoir et je le tiens.

— Mais vous souffrez ; vous êtes pâle.

— Non, je suis essoufflée.

— Vous êtes blessée au visage.

— Oh ! vraiment ? le combat aurait-il été si acharné ? Eh bien ! c’est bon ; je suis d’autant plus fière de la victoire, quoique, après tout, c’est à vous que je la dois. Je l’avais saisi trois fois, trois fois il m’a échappé. Je ne sais ce qui serait arrivé si je ne vous eusse pas rencontré. Maintenant, il faut voir s’il est blessé mortellement. J’espère que non.

— Il faudrait voir d’abord si vous n’êtes pas blessée vous-même auprès de l’œil. Voulez-vous descendre jusqu’au ruisseau ?

— Bah ! ce n’est pas nécessaire. Je ne sens aucun mal.

— Mais ce n’est pas une raison ; venez, je vous en supplie. Je vous aiderai à descendre ; je porterai ce vilain animal, qui mériterait bien que je lui tordisse le cou.

— Oh ! ne vous avisez pas de cela, s’écria la jeune fille ; j’ai payé sa conquête de mon sang : j’y tiens. »

Elle se laissa emmener au bord du ruisseau. Près de son lit, un rocher à pic s’élevait de quelques pieds au-dessus du sable. Simon voulut aider la chasseresse à le franchir ; mais, dédaignant de poser sa main dans la sienne, elle sauta avec l’agilité superbe d’une nymphe de Diane. Elle était si belle de courage et de gaieté, que Simon lui pardonna le reste de fierté que conservaient jusque-là ses manières. Peut-être même trouva-t-il en cet instant que c’était chez elle un attrait de plus. Son âme était trop ardente pour ne pas s’élancer tout entière vers cette noble création ; il était comme hors de lui-même et ne songeait pas seulement à s’expliquer le désordre de ses esprits. Lui, dont les émotions avaient toujours été si concentrées et les manières si graves que sa mère elle-même en obtenait rarement un baiser, il se sentait prêt maintenant à entourer cette jeune fille de ses bras et à la presser contre son cœur, non avec le trouble d’un désir amoureux (il était loin d’y songer), mais avec l’effusion d’une tendresse fraternelle pour un enfant blessé ; c’était un caractère trop impétueux, un cœur trop chaste pour subir la contrainte d’une vaine timidité ou pour accepter celle des préjugés, lorsqu’il était vivement ému. Il prit le mouchoir de mademoiselle de Fougères, le trempa dans l’eau, et se mit à lui laver les tempes avec tant de soin, d’affection et de simplicité, qu’elle, à son tour, sentit sa méfiance et sa rudesse habituelles