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LE PICCININO.

nombre de calmes et de puissantes. Hélas ! je m’effraie de moi-même, malgré les éloges que vous venez de me donner ; car je me sens rarement dans cette disposition souveraine et féconde, et, si j’y ai été tout à l’heure, c’est à votre exemple que je le dois.

― Non, non, Michel, il n’y a pas d’exemple qui serve aux impuissants. Pauvres êtres ! ils font ce qu’ils peuvent, et c’est une raison pour que les plus robustes et les plus capables se fassent un devoir de les soulager. Ne sens-tu pas du contentement et de l’orgueil de l’avoir fait ?

― Vous avez raison, mon père ! vous savez trouver le côté noble et légitime de mes instincts mieux que moi-même. Ah ! Pier-Angelo ! tu ne sais pas lire, et tu m’as fait apprendre mille choses que tu ne connais pas. Pourtant, tu es la lumière de mon âme, et, à chaque pas, je sens que tu ouvres les yeux à un aveugle.

― C’est bien dit, cela ! s’écria le bon Pierre avec un ravissement naïf. Je voudrais que cela fût écrit. C’était comme quand les acteurs récitent de belles sentences sur la scène. Voyons, comment as-tu dit ? répète cela. Tu m’as tutoyé, tu m’as appelé par mon nom, comme si je n’étais pas là et que tu vinsses à penser à ton vieux ami… Oh ! j’aime les belles paroles, moi ! Pier-Angelo, tu ne sais pas lire… tu as commencé ainsi… Et puis, tu t’es comparé à un aveugle dont j’étais la lumière, moi, pauvre ignorant, mais dont le cœur voit clair pour toi, Michel… Je voudrais savoir faire des vers en pur toscan ; mais je ne sais qu’improviser dans mon dialecte de Sicile, où, pourvu qu’on rime en i et en ù, on arrive toujours à faire quelque chose qui ressemble à des vers. Si je pouvais, je ferais une belle chanson sur l’amour et la modestie d’un fils qui attribue à son vieux bonhomme de père tout ce qu’il découvre de lui-même : une chanson !… il n’y a rien de plus parfait au monde qu’une bonne chanson… J’en sais beaucoup, mais il y en a peu dont je sois parfaitement content. Je voudrais pouvoir refaire à toutes quelque chose qui manque. Cela me fait penser qu’il faudra que je chante ce soir à souper. Hum ! après avoir avalé tant de poussière ! mais il y aura de bon vin à la buvette des ouvriers. Tu ne veux donc pas y venir ? Décidément tu n’aimes pas à trinquer avec tout le monde. Tu as peut-être raison, toi. On te dit fier ; mais, d’un autre côté, tu es sobre et digne. Il faut faire ce qui te convient. Après tout, tu as beau dire, tu ne seras jamais, quoi que tu fasses, un simple ouvrier comme moi. Tu m’aides comme un manœuvre à l’heure qu’il est, et c’est bien. Mais une fois nos petites dettes payées, tu retourneras à Rome, car j’entends que tu continues ces nobles études qui te charment.

― Ah ! mon père, chacune de vos paroles me perce le cœur. Nos petites dettes ! c’est moi qui les ai contractées, et non pas seulement pour de bonnes études, mais pour de sots amusements et de folles vanités d’enfant. Et quand je songe que chaque année passée par moi à Rome vous coûte tout le fruit de votre labeur !

― Eh bien ! pour qui donc gagnerais-je de l’argent, si ce n’était pour mon fils ?

― Mais vous vous privez !

― De rien du tout. Je trouve, partout où l’on m’emploie, de l’amitié, de la confiance ; et, sauf un peu de bon vin, qui est le lait des vieillards, et qui, Dieu merci, n’est ni rare ni cher dans nos heureux climats, je n’ai besoin de rien. Que faut-il à un homme de mon âge ? Ai-je besoin de songer à l’avenir ? Ta sœur est laborieuse : elle trouvera un bon mari. Mon sort n’est-il pas ce qu’il sera jusqu’à ma dernière heure ? Je n’ai rien de nouveau à apprendre dont je puisse faire usage. Pourquoi amasserais-je de l’argent ? En amasser pour ton âge mûr, serait folie : ce serait priver ta jeunesse des moyens de se développer et de s’assurer l’avenir.

― Hélas ! c’est votre avenir qui m’effraie justement, mon père ! L’avenir d’un vieillard, c’est la perte des forces, les infirmités, l’abandon, la misère ! Et, si tous vos sacrifices étaient perdus ! Si j’étais sans vertu, sans intelligence, sans courage, sans talent ! Si je n’arrivais pas à faire fortune, à bien marier ma sœur et à vous assurer de l’aisance et de la sécurité pour vos vieux jours !

― Allons, allons ! c’est outrager la Providence que de douter de soi-même quand on se sent porté à bien faire. D’ailleurs, mettons tout au pire, et tu verras que rien n’est perdu. Je suppose que tu ne sois qu’un artiste ordinaire ; tu gagneras toujours ton pain, et, comme tu as de l’esprit, tu sauras te contenter des plaisirs qui seront à ta portée. Tu feras comme moi, qui, sans jamais être riche, ne me suis jamais considéré comme pauvre, n’ayant jamais eu plus de besoins que de ressources. C’est une philosophie que tu ne connais pas encore, parce que tu es dans l’âge des grands désirs et des grandes espérances, mais qui te viendra si tes projets échouent. Je n’admets pas encore qu’ils puissent échouer. Voilà pourquoi je ne te prêche pas maintenant la modération. La puissance vaut encore mieux. Celui qui court bien au jeu de bagues est enivré de joie. Il remporte le prix et s’applaudit d’avoir osé courir. Mais celui qui a rompu des lances en pure perte s’en va chez lui en disant : j’ai du malheur, je ne jouerai plus. Et celui-là est encore content d’avoir profité de l’expérience et de pouvoir se donner une sage leçon à lui-même. Mais je sens la brise du soir sécher un peu trop vite la sueur sur mon vieux front ; je vais me rafraîchir à l’office. Toi, puisque tu n’as plus rien à faire ici, rassemble nos outils et va-t’en à la maison.

― Et vous, mon père, quand donc rentrerez-vous ?

― Ah ! moi, Michel, je ne sais trop ni quand ni comment ! cela dépendra du plaisir que j’ aurai à souper. Tu sais qu’au fond je suis sobre et ne bois pas plus que ma soif ; mais si l’on me fait chanter et rire, et babiller, je m’exalte, j’entre dans des accès de joie et de poésie qui m’emmènent jusque dans la lune ; et, alors, il ne faut plus me parler d’aller me coucher. Ne sois pas inquiet de moi. Je ne tomberai pas dans un coin, je n’ai pas l’ivresse des brutes ; j’ai celle des beaux esprits, au contraire, et je ne me conduis jamais plus raisonnablement que quand je me sens un peu fou ; c’est-à-dire que je travaillerai encore ici demain au grand jour, pour aider à défaire tout ce que nous avons fait cette semaine, et que je serai moins fatigué que si j’avais passé la nuit dans mon lit.

― Vous devez bien me mépriser de ne savoir pas trouver dans le vin cette force surhumaine qu’il vous donne !

― Tu n’as jamais voulu essayer !… s’écria le vieillard ; et il reprit tout aussitôt : Et tu as bien fait ! parce qu’à ton âge c’est un stimulant inutile. Ah ! quand j’étais jeune, le moindre regard de femme m’eût donné plus de force que toute la cave de la princesse ne m’en donnerait à l’heure qu’il est ! Allons, bonsoir, mon enfant. »

En parlant ainsi, Pier-Angelo remontait le perron de bois qu’il venait de construire, car il avait causé avec son fils dans le jardin, où il s’était jeté sur le gazon pour reprendre haleine. Michel l’arrêta, et, au lieu de le quitter :

« Mon père, dit-il avec une émotion extraordinaire, est-ce que vous aurez le droit de rester dans ce bal après que le beau monde sera entré ?

― Mais certainement, répondit Pier-Angelo surpris du mouvement du jeune homme. Nous avons été choisis plusieurs de chaque profession, en tout une centaine d’ouvriers d’élite, pour veiller à ce que rien ne se dérangeât durant la fête. Au milieu d’un semblable mouvement, une charpente peut fléchir, une toile se détacher et s’enflammer aux lustres ; mille accidents doivent toujours être prévus, et un certain nombre de bras éprouvés tout prêts à y porter remède. Nous n’aurons peut-être rien à faire, et alors nous passerons joyeusement la nuit à table ; mais, à tout événement, nous sommes là. De plus, nous avons le droit de circuler partout, afin de donner notre coup d’œil et de prévenir l’incendie, la confusion, la mauvaise odeur des lumières qui s’éteignent, la chute d’un tableau, d’un lustre, d’un vase, que sais-je ? On a toujours besoin de nous, et, à tour de rôle, nous faisons notre ronde, ne fût-ce que pour empêcher les filous de s’introduire.