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LE PICCININO.

― Et vous êtes payés pour faire ce métier de serviteurs ?

― Nous sommes payés si bon nous semble. À ceux qui le font par pure amitié, la princesse fait toujours quelque agréable présent, et, pour les vieux amis comme moi, elle a toujours de bonnes paroles et des attentions délicates. Et puis, d’ailleurs, quand même cela ne rapporterait rien, n’est-ce pas un devoir pour moi de mettre ma prévoyance, mon activité et ma fidélité au service d’une femme que j’estime autant qu’elle ? Je n’ai pas encore eu besoin d’elle ; mais j’ai vu comment elle secourait ceux qui tombent dans la peine, et je sais qu’elle me panserait de ses mains si elle me voyait blessé.

― Oui, oui, je sais cela, dit Michel d’un air sombre : bienfaisance, charité, compassion, aumône !

― Allons ! allons ! maître Pier-Angelo, dit un valet en passant auprès d’eux, voici le moment de remettre vos habits. Ôtez votre tablier, le monde arrive ; passez au vestiaire, ou à la buvette d’abord, si bon vous semble.

― C’est juste, dit Pier-Angelo, nous sommes un peu mal peignés pour coudoyer de si belles toilettes. Adieu, Michel, je vais me faire beau. Va-t’en te reposer. »

Michel jeta un regard sur ses vêtements poudreux et tachés en mille endroits. L’orgueil lui revint ; il descendit lentement les gradins qui le ramenaient à la grande salle et la traversa au milieu des groupes étincelants qui commençaient à s’y répandre. Un jeune homme, qui entrait au moment où Michel allait sortir, le heurta assez rudement. Michel allait se fâcher ; mais il se calma en voyant que ce jeune homme était aussi préoccupé que lui.

C’était un garçon de vingt-cinq ans environ, d’une petite taille et d’une figure charmante. Cependant sa physionomie et sa démarche avaient quelque chose de singulier qui fixa l’attention de Michel, sans qu’il pût trop se rendre compte à lui-même de l’intérêt qu’il pouvait prendre à cet inconnu. Il fallait bien pourtant qu’il y eût en lui quelque chose d’insolite, car le gardien auquel il avait remis son billet d’entrée reporta plusieurs fois ses yeux de lui à la carte, et réciproquement, comme s’il eût voulu bien s’assurer qu’il était en règle. À peine l’inconnu eût-il fait trois pas que les regards des autres arrivants se portèrent sur lui, comme par un instinct de contagion, et Michel, resté debout près la porte, entendit une dame dire au cavalier qui l’accompagnait : « Qui est-ce ? je ne le connais pas.

― Ni moi, répondit le cavalier ; mais que vous importe ? Dans une réunion aussi nombreuse que va l’être celle-ci, croyez-vous donc que vous ne rencontrerez pas beaucoup de figures nouvelles ?

― Certes, je m’y attends, reprit la dame, et nous allons avoir, dans ce bal payant, un amalgame qui nous divertira. Et, pour commencer, je m’amuse de ce personnage qui vient d’entrer et qui s’arrête court sous le premier lustre, comme s’il cherchait son chemin dans cette grande salle. Regardez-le donc, il est fort étrange ; c’est un joli garçon !

― Vous êtes vraiment fort occupée de ce garçon-là, dit le cavalier, qui, amant ou mari, connaissait sa Sicilienne par cœur. Aussi, au lieu de regarder celui qu’on lui montrait, il regarda derrière lui, pour voir si, pendant qu’on occupait son attention d’un côté, on ne tendait pas un billet doux, ou si on n’échangeait pas un regard d’intelligence du côté opposé. Mais soit vertu, soit hasard, la dame était de bonne foi dans ce moment-là et ne regardait que l’inconnu. »

Michel ne s’en allait pas, et pourtant il ne pensait plus à l’étourdi qui l’avait heurté : il avait aperçu, tout au fond de la salle, une robe blanche et une couronne de diamants qui scintillaient comme de pâles étoiles. Il n’avait vu la princesse qu’un instant, et il y avait, dans le bal, bien d’autres femmes en blanc, bien d’autres diadèmes de pierreries. Pourtant il ne s’y trompait point et ne pouvait en détacher ses regards.

La dame et le cavalier qui venaient de commenter l’arrivée du jeune homme inconnu s’éloignaient, et un autre groupe parlait à côté de Michel.

« J’ai vu cette figure-là je ne sais où, disait une dame. »

Une belle personne pâle, qui donnait le bras à celle-ci, s’écria, avec un accent qui tira Michel de sa rêverie :

« Ah ! mon Dieu ! quelle ressemblance !

― Eh bien ! qu’avez-vous donc, ma chère ?

― Rien ; un souvenir, une ressemblance ; mais ce n’est point cela…

― Mais quoi donc ?

― Je vous le dirai plus tard. Regardez d’abord cet homme-là.

― Ce petit jeune homme ? décidément je ne le connais pas.

― Ni moi non plus ; mais il ressemble d’une manière effrayante à un homme que… »

Michel n’en entendit pas davantage ; la belle dame avait baissé la voix en s’éloignant.

Quel était donc ce personnage qui ne faisait que d’entrer, et qui, déjà, produisait une impression si marquée ? Michel le regarda et le vit revenir sur ses pas, comme s’il voulait sortir ; mais il s’arrêta devant lui, et lui dit d’une voix douce comme celle d’une femme : « Mon ami, voulez-vous bien me dire laquelle de toutes les dames qui sont déjà ici est la princesse Agathe de Palmarosa ?

― Je n’en sais rien, répondit Michel, poussé par je ne sais quel instinct de méfiance et de jalousie.

― Vous ne la connaissez donc pas ? reprit l’inconnu.

― Non, Monsieur, répondit Michel d’un ton sec. »

L’inconnu rentra dans le bal, et se perdit dans la foule, qui grossissait rapidement. Michel le suivit des yeux et remarqua quelque chose de singulier dans son allure. Quoiqu’il fût mis à la dernière mode et avec une recherche qui frisait le mauvais goût, il semblait gêné dans ses habits, comme un homme qui n’aurait jamais porté un frac noir et des chaussures fermées. Il y avait pourtant dans ses traits et dans son air quelque chose de fier et de distingué qui ne sentait point le petit bourgeois endimanché.

Comme Michel se retournait pour s’en aller décidément, il vit que le hallebardier qui gardait la porte était préoccupé aussi de la tournure de l’inconnu.

« Je ne sais pas, disait-il au majordome Barbagallo, qui venait d’approcher de lui, apparemment pour l’interroger ; je connais un paysan qui lui ressemble, mais ce n’est pas lui. »

Un troisième subalterne approcha et dit :

« Ce doit être le prince grec arrivé hier ou quelqu’un de son escorte.

― Ou bien, reprit le hallebardier, quelque attaché de l’envoyé égyptien.

― Ou bien encore, ajouta Barbagallo, quelque négociant levantin. Quand ces gens-là quittent leur costume pour s’habiller à l’européenne, on ne les reconnaît plus. A-t-il acheté son billet à la porte ? C’est ce que vous ne devez permettre à personne.

― Il avait son billet à la main, je l’ai vu le présenter ouvert, et le contrôleur a même dit : « La signature de Son Altesse. »

Michel n’avait pas écouté cette discussion ; il était déjà loin sur le chemin de Catane.

Il regagna son pauvre logis et s’assit sur son lit ; mais il oublia de se coucher. En rejetant en arrière sa chevelure, dont le poids lui brûlait le front, il en fit tomber une petite fleur. C’était une fleur de cyclamen blanc. Comment s’était-elle brisée et accrochée à ses cheveux ? Il n’y avait pas de quoi s’étonner ni s’inquiéter beaucoup. Le lieu où il avait travaillé, remué, passé et repassé cent fois, était tapissé, en mille endroits, de tant de fleurs de toutes sortes !

Michel ne s’en souvint pourtant pas. Il se rappela seulement un énorme bouquet de cyclamen que la princesse de Palmarosa tenait à la main, au moment où il s’était penché avec agitation pour la lui baiser. Il approcha cette fleur de ses lèvres ; elle exhalait une odeur enivrante. Il prit sa tête à deux mains. Il lui sembla qu’il devenait fou.