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LE PICCININO.

IX.

MILA.

Le trouble qu’éprouvait notre jeune peintre avait deux causes qui tenaient, l’une à une sorte de jalousie absurde qui venait de s’emparer de lui, comme un accès de fièvre, à propos de la princesse Agathe ; l’autre à l’inquiétude de n’avoir pas obtenu le suffrage de cette noble dame à propos de ses peintures. On pense bien que ce n’était pas l’amour du gain, le désir d’être payé plus ou moins largement qui l’agitait ainsi. Tant qu’il avait été dans sa fièvre de production, il s’était fort peu occupé de l’opinion personnelle de la signora ; il n’avait songé qu’à réussir, qu’à se contenter lui-même ; puis, ayant à peu près réussi à ses propres yeux, et n’ayant pas encore vu sa mystérieuse patronne, il s’était demandé avec plus d’espoir que d’effroi s’il trouverait assez de juges éclairés dans ce pays pour enter sa réputation sur un essai de ce genre. En somme, il avait eu tant à faire jusqu’au dernier moment qu’il n’avait pu encore se rendre bien compte de l’anxiété de son esprit.

Quand il se vit seul, il s’aperçut qu’il souffrait étrangement de savoir qu’on était en train de le juger, et de ne pouvoir être là. Qui l’en empêchait ? Aucune consigne relative à sa chétive position dans le monde, mais une fausse honte poignante, et qu’il ne se sentait pas la force de surmonter.

Pourtant Michel n’était pusillanime, ni comme homme, ni comme artiste. Malgré son jeune âge, il avait déjà beaucoup réfléchi sur les chances de son avenir, et il résumait déjà d’une manière assez serrée le chapitre des succès et des revers attachés à sa destinée. En se sentant saisi de défaillance au début, il s’étonna et chercha à se combattre. Mais plus il s’interrogea, plus il reconnut sa faiblesse sans vouloir s’en avouer la cause. Nous la dirons donc au lecteur.

Au fond de cette tristesse et de cette terreur, il y avait l’incertitude du jugement que la princesse avait porté sur son compte. Pier-Angelo lui avait dit, le matin, que dans la journée du dimanche Son Altesse était venue examiner la salle ; mais que, comme il n’était pas présent, il ne savait point ce qu’elle avait dit. Maître Barbagallo, ayant pris de l’humeur à cause des grands embarras de la fête, s’en était expliqué avec lui très-froidement, sans dire toutefois que la princesse eût paru mécontente, ni qu’elle eût rien critiqué. Puis, le bon Pierre avait ajouté, avec sa confiance ordinaire : « Sois tranquille, elle s’y connaît. Il est impossible qu’elle ne soit pas satisfaite au delà de ce qu’elle attendait. » Michel s’était laissé aller à cette confiance, sans tenir beaucoup à ce qu’elle fût justifiée. Il s’était dit que, quand même la princesse ne s’y connaîtrait pas, il y aurait bientôt assez de connaisseurs autour d’elle pour redresser son jugement.

Et puis, maintenant il avait peur de tout le monde, parce qu’il avait peur de la princesse. Elle l’avait bien regardé d’une manière qui l’avait bouleversé ; mais elle ne lui avait rien dit : pas un mot d’éloge ou d’encouragement n’avait accompagné ce regard plus que bienveillant, il est vrai, mais par cela même incompréhensible. Et, s’il s’était trompé sur l’expression de son visage ! si, en attachant ainsi sur lui ses beaux yeux enivrés, elle avait pensé à tout autre qu’à lui… à son amant, par exemple, car elle devait avoir un amant, quoi qu’en pensât Magnani !

À cette seule idée, Michel se sentait transir ; il croyait alors voir la princesse appuyée sur le bras de l’heureux mortel pour qui elle affectait de renoncer au mariage. Ils jetaient un regard distrait sur les peintures du jeune artiste, et ils souriaient en se regardant l’un l’autre ; comme pour se dire :

« Que nous importe ? rien n’est beau, rien n’existe pour nous deux que nous-mêmes. »

Las de souffrir si follement, Michel crut se vaincre et se calmer en prenant une résolution superbe.

« Je vais me coucher et m’endormir comme un prince, comme un héros, se dit-il, pendant qu’on me juge, qu’on discute, qu’on s’agite peut-être beaucoup à propos de moi là-bas. Demain matin, mon père viendra me secouer pour me dire que je suis couronné ou sifflé. Que m’importe, après tout ? »

Il lui importait si peu, en effet, qu’au lieu de se déshabiller pour dormir, il s’habilla pour aller au bal. Emporté par une distraction prodigieuse, il arrangea sa belle chevelure, qui eût été un peu trop longue pour un patricien austère, mais qui était un magnifique cadre pour sa figure intelligente et passionnée. Il se purifia avec le plus grand soin de toutes les traces du travail ; il endossa son plus beau linge et ses meilleurs habits : et, quand il eut jeté un regard sur son petit miroir, il se trouva, avec raison, aussi distingué que quelque invité que ce fût au bal de la princesse.

Ainsi préparé à se mettre au lit, il prit le chemin de la porte, et quand il eut fait dix pas dehors, il s’aperçut qu’une étrange préoccupation le conduisait au palais Palmarosa. Indigné contre lui-même, il rentra, ôta son habit, le jeta sur son lit, et, ouvrant sa fenêtre, il resta partagé entre le projet héroïque de se coucher et l’irrésistible tentation d’aller voir la fête.

Les mille lumières du palais brillaient devant lui, et les sons de l’orchestre arrivaient à son oreille dans la nuit sonore. Les voitures roulaient de tous côtés ; personne ne dormait dans la ville ni dans la campagne environnante. Au fait, il n’était pas neuf heures, et Michel se sentait peu disposé au sommeil. Il ferma sa fenêtre et voulut prendre un livre ; mais le cyclamen qu’il avait jeté sur sa table, dans un mouvement de dépit contre lui-même, fut le seul objet qui lui tomba sous la main.

Alors, à travers la fine et pénétrante odeur de musc qu’exhalait le nectaire rosé de cette jolie petite plante, il lui sembla voir des images palpables se former et se répandre autour de lui. Des femmes, des lumières, des fleurs, des eaux jaillissantes, des diamants au feu bleuâtre ; et, à ces choses qui semblaient réelles, des choses fantastiques se mêlaient comme dans un rêve. Les belles danseuses antiques, que Michel avait peintes à la coupole, se détachaient mollement de la toile, et, relevant au dessus du genou leur tunique d’azur et de pourpre, elles se glissaient dans la foule, et lui jetaient, en passant, des regards lascifs et de mystérieux sourires. Enivré de désirs, il les suivait, les perdait, les cherchait encore, saisissant à l’une sa ceinture flottante, à l’autre son peplum transparent, mais s’épuisant en vains efforts, en vaines prières, pour les retenir et les fixer.

Alors une femme blanche passait lentement et s’emparait seule de sa passion vagabonde. Elle s’arrêtait devant lui et le regardait, d’abord avec des yeux pétrifiés, qui s’animaient peu à peu et finissaient par lui lancer des flammes dont il se sentait consumé. Immobile à ses pieds, il la voyait se pencher sur lui. Il croyait sentir son haleine effleurer son front ; mais aussitôt la bande échevelée des courtisanes latines l’enlaçait dans un réseau d’étoffes diaprées et l’entraînait dans un tourbillon jusque sous les combles de la voûte. Il se trouvait alors seul sur son échelle, barbouillé de peinture, couvert de taches, accablé, haletant, dans une effrayante solitude, et à peine éclairé d’un jour incertain. Le silence planait sur les salles vides et froides ; il ne lui restait de sa vision qu’une petite fleur brisée, dont il avait épuisé le parfum à force de l’aspirer.

Cette fantasmagorie devint si pénible que Michel, effrayé, repoussa encore une fois le cyclamen, pensant que ses émanations avaient quelque chose de narcotique et de vénéneux. Cependant, il ne put se résoudre à l’anéantir. Il le plaça dans un verre d’eau, et, ouvrant de nouveau sa fenêtre :

« Pourquoi souffrir ainsi sans cause et sans but ? se dit-il ; est-ce un regard de femme, est-ce la vue lointaine d’une grande fête, qui font travailler ainsi mon imagination désordonnée ? Eh bien ! si la folie est indomptable, donnons-lui carrière ; sans doute, le spectacle de la réalité va ou l’éteindre ou lui fournir des aliments nou-